La Fille de nulle part : fragile et subjuguant

Ce qui est beau, et reposant, dans le dernier film de Jean-Claude Brisseau, c’est sa manière de prendre le réel au premier degré : le scénario parle d’un fantôme, eh bien on verra un fantôme. Qui a dit qu’il fallait de l’argent, de la technique? Ce n’est pas la complexité de l’effet spécial qui nous fait croire à la réalité du fantôme, mais bien la mise en scène, c’est à dire la manière dont le cinéaste investit ses cadrages et son découpage d’une volonté puissante de montrer les choses telles qu’il les voit. En regard d’une telle force de conviction, d’un tel imaginaire mis en formes, la pauvreté supposée des moyens (prise de son sauvage, jeu d’acteurs anti-naturel) ne pèse pas bien lourd.

La Fille de nulle part raconte l’histoire de Michel, professeur retraité, à la vie remplie de solitude, et sa rencontre avec la jeune Dora, paumée, insaisissable. Un lien va peu à peu unir ces deux individus blessés par la vie, prenant d’abord pour prétexte le secours que Michel porte à Dora (elle s’est faite agresser, n’a nulle part où aller), puis se consolidant grâce à leurs discussions philosophiques : Michel écrit un livre critique sur le dérisoire de toutes les illusions – religions, amour, art – qui permettent à l’être humain de ne pas penser à la mort. Le récit lui-même met donc en jeu cette question de la croyance, au travers des sentiments de Michel envers Dora. Dès le départ il se montre généreux, et à aucun moment ne se méfie, ou ne soupçonne une manipulation de sa part. C’est donc qu’il croit en elle, immédiatement et sans réserve. A raison, puisque leur relation bouleversera la vie (et le regard sur la vie) de l’un comme de l’autre. La contradiction apparente entre les dialogues théoriques du film (Michel et Dora débattant du projet de livre) et ce qu’il montre (la croyance profonde de Michel en Dora qu’il voit comme son ange-gardien) crée une dialectique passionnante, qui se conclut donc par l’évidente sincérité de l’auteur, élément indispensable pour embarquer le spectateur dans son aventure intérieure.

Ainsi, la simplicité de la mise en scène permet au spectateur de s’ installer confortablement dans le film, au milieu des étagères bondées de livres et de DVD, qui sont celles du personnages mais aussi de Brisseau lui-même. Les plans sont délicatement composés, la lumière est tamisée par de lourds rideaux de couleur, créant une coupure très nette entre l’appartement du personnage/cinéaste, vaste, silencieux et labyrinthique, et l’extérieur parisien, bruyant et venteux dans la crudité du printemps. Et à mesure que le récit et le décor se laissent investir par le surnaturel, on assiste subjugué à l’éclosion d’une émotion proprement cinématographique, qui se révèle véritablement lors des séances de spiritisme, comme si Brisseau et son actrice la faisaient advenir ensemble, sous nos yeux, les doigts se touchant délicatement sur le guéridon. Une très belle métaphore du film lui-même, fragile et touchant.

La Fille de nulle part, Jean-Claude Brisseau, avec Virginie Legeay, Jean-Claude Brisseau, Claude Morel, France, 1h31.

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7 thoughts on “La Fille de nulle part : fragile et subjuguant

  1. Salut Eve. Je ne me permettrais pas de te traiter de radine. Par contre, je me pose la question de ce que tu entends par pauvre: à aucun moment la modestie du budget n’entrave la qualité de la mise en scène. Malgré tout, le film rejoint sans aucun doute les films prolétaires que j’évoquais dans mon image de l’année; à ce titre, j’invite les spectateurs à le défendre en allant le voir en salle, avant qu’il ne disparaisse!
    Pour info donc, le film est distribué dans 11 salles en région parisienne; 2 salles à Lyon, 1 à Lille, Strasbourg, Nantes, Rennes; 1 à Toulouse, Montpellier et Bordeaux grâce aux cinémas Utopia. Allez-y!

    1. oui, oui; je l’ai vu au STAR à Strasbourg, et j’ai même payé mon entrée alors que je suis en illimité à l’UGC… de ce point de vue là, je ne suis pas du tout radine ^^

      ce n’est pas la pauvreté des moyens qui m’interpelle non plus, j’ai adoré ton article qui donnait une très belle image de l’année 2012 du cinéma et j’ai surenchéri en disant que pour moi les films turcs et iraniens illustraient parfaitement ton propos.
      il existe des films d’une énorme richesse malgré la pauvreté des moyen engagés, et leur très grande valeur explose d’autant de ce fait même.

      je suis radine dans le sens où je n’ai aucune générosité pour voir dans ce film misérable autre chose que le déploiement narcissique, inutile et fondamentalement intéressant d’un réalisateur si laid qu’il n’aurait d’autre moyen d’apparaitre à l’écran en si gros plan qu’à se mettre en scène lui-même…

      mais il reste en plus largement assez beau relativement à la vacuité de son propos, à l’ennui profond (qui vire au dégout tellement il est imprégné de vide) face au va et vient que ce réalisateur fait dans cet appartement qui est certainement le vrai sien (au fait, qu’en est-il?!), et qui au final devient le personnage principal d’un film déserté de tout humain qui pourrait y ressembler…

      bref, je me demande si Brisseau a vraiment voulu écrire ce livre ultra méga bidon dont il nous balance les contenus aussi bateaux qu’ineptes, et qu’étant incapable de l’écrire, il a encore du l’enjoliver d’une histoire de « croyance en la croyance » pour nous faire passer la pilule de visu, au cinéma.

      je n’ai rien été capable de voir d’autre dans ces images d’une pauvreté radicale, je n’ai été capable de ressentir que du dégout et de l’énervement face aux pseudo-contenus que nous étions censés avaler, je n’en ai conclu que du mépris face à l’idée qu’on puisse prétendre à tant de narcissisme et le mettre en scène avec ce manque d’imagination flagrante.

      toi, Benjamin, tu as pu y voir et y entendre plein d’autres choses; comme je te connais un tout petit peu maintenant et que j’ai pu déceler en toi une certaine sincérité, voire même de l’authenticité (si, si!) j’admire ta critique et je remets en question l’étroitesse de mon regard…

      1. Ouais, bon, Brisseau, il faut reconnaître que c’est très spécial. J’avais beaucoup aimé « Les Anges exterminateurs », explosif, encore que très étrange. Mais un film comme « Choses secrètes »… ce mélange de film érotique à 2 balles, de baroque supra laid et d’une mise en scène précise, qui signe le film, c’est sûr que ça fait un drôle d’effet. J’espère avoir le temps de voir celui-ci pour me faire une idée plus précise… mais Eve, je suis sûr qu’il y a un bon nombre de « pros » qui détestent, et avec raison. Mais ces films (je mettrai avec Brisseau des gens comme Alain Cavalier et peut-être même Luc Moullet, bien qu’il pose moins de problèmes d' »étrangeté », ne me crucifiez pas), tellement personnels qu’ils en deviennent exotiques, représentent de nos jours une sorte d’avant-garde à rebours de toute une branche du cinéma ultra commercial. Pour certains d’entre eux, et selon les affinités, cela vaut le coup de faire l’effort de découvrir les autres films.
        Moi, j’avoue que ce qui m’ennuie, ce sont les réalisateurs qui ont cette patte super personnelle, en même temps qu’une véritable ouverture vers le public (ce qu’on ne peut pas dire de Brisseau) et auxquels on ne donne pas les moyens de faire les films grand public de qualité qui manquent en France. je pense notamment à Alain Guiraudie, qui pourrait sauver la comédie française de la médiocrité (le roi de l’évasion, c’est super, mais ça souffre des conditions de production un peu miteuses).

        1. Mettre Brisseau, Cavalier et Moullet dans la même catégorie, idée intéressante (même génération) mais je ne peux pas vraiment dire que j’adhère: Brissau je ne connais pas (vu uniquement Choses secrètes), mais Cavalier et Moullet, c’est très différent dans l’esprit même s’ils sont tous borderlines en ce qui concerne la production. En tout cas, c’est sans doute Moullet le plus étrange (cf. Anatomie d’un rapport).

          1. Déjà, je valide totalement le Guiraudie, le cinéaste le plus perdant dans le rapport talent/renommée du cinéma français à l’heure actuelle.
            En ce qui concerne le Brisseau (que je viens tout juste de voir en salles), je ne suis pas d’accord avec toi, Eve, sur le fait qu’il croit que le contenu du livre qu’il écrit (et donc de ses pensées sur le sujet principal du film, la mort) soit lumineux. Au contraire, je pense que les quelques « digestes » de philosophie qu’il nous donne sont là pour montrer la faiblesse de la réflexion sur le sujet. Pour moi, il écarte toutes les théories. Par contre, il apporte une démonstration de foi, par son film lui-même : la foi en le cinéma, en la puissance de la fiction, et sa capacité à nous transporter et à nous émouvoir. J’ai vraiment eu peur lorsque le fantôme sort avec son couteau, j’ai vraiment été fasciné lors de ce plan de nues assez incroyable, j’ai ressenti de l’appréhension et du stress devant cette table « volante », et ce malgré un effet numérique que j’aurais (et ce n’est pas se la raconter que de le dire), mieux fait sur mon ordinateur. Je pense que c’est ça qui a touché Benjamin, et moi également. Arriver à mettre autant de souffle dans un film, malgré les contraintes techniques énormes, ça c’est assez magistral quand même. Non?

  2. J’hallucine ! les amoureux du cinéma sont capables de tellement d’amour face à un film aussi pauvre… c’est la réalité à laquelle je suis obligée de conclure ! je dois être radine, incapable de générosité et d’ouverture, c’est ce que je me dis des fois quand je vous lis, à vous les pros <3

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