Orgasme terminal, extinction des sens, châtiment divin ou catastrophe naturelle : à quoi la fin, prévue pour le 21, ressemblera-t-elle ? Cinématraque, qui prend l’affaire très au sérieux, passe en revue quelques hypothèses.
On a du mal à croire à un hasard : l’année 2012 finit comme elle avait commencé, par un film d’Abel Ferrara. Une question de choix, sans doute. L’accouchement de Go Go Tales s’était fait dans la douleur, il avait fallu 5 ans de purgatoire. 4H44, lui, avant même de trouver preneur en France, a tenu lieu de révélateur : dans les festivals, il était entendu qu’il s’agissait d’une résurrection. Dès lors, il aurait été facile à Capricci de sortir 4h44 dans la foulée. Mais pourquoi se gâcher le plaisir de jouer avec les dates ? Belle idée, donc, que de caler l’année 2012 entre deux œuvres d’un miraculé, et de finir le 21 décembre 2012 sur une apocalypse, c’est-à-dire une révélation.
Alors que beaucoup l’imaginaient mort, ou dans un squatt mal famé, une seringue dans le bras, Abel produisait une ode à la vie, à sa vie, aux femmes et aux acteurs : Go Go Tales. Avec 4H44 – l’heure où la planète s’éteint -, on pouvait s’attendre à un constat sombre et lapidaire. Histoire de clore un chapitre. La chose n’est pourtant pas si simple : il s’agit en fait plutôt d’un nouveau rapport à la vie chez le cinéaste. A dire vrai, ce doublé peut en évoquer un autre, l’année où, coup sur coup, étaient sortis en salles Nos Funérailles et The Addiction. A l’époque, coincé entre la dope et la coke, l’auteur produisait une oeuvre empreinte de pulsions de mort, de réflexions morbides et nihilistes. Il s’agit aujourd’hui, au contraire, d’une pulsion de vie, de deux palpitations d’un même cœur sensible, celui d’Abel Ferrara. Là encore, les deux films se parlent : à l’instar de The Addiction, 4h44 est un rapport sensible à la théorie de l’image, là où Go Go Tales – comme le fut à l’époque Nos Funérailles – est une histoire jouant sur le choc esthétique.
Parions sur l’erreur des Mayas, et revenons sur Go Go Tales après les fêtes. 4h44. L’histoire d’un couple confronté aux derniers instants de la planète. L’anecdote mérite d’être soulignée, Ferrara s’intéresse ici à l’intimité d’un couple, qui n’est autre que le sien. Acteur fétiche de Ferrara, Willem Defoe se cachait à peine de jouer le cinéaste dans son précédent film. Ici, l’alter ego est le compagnon de Shanyn Leigh, fiancée de Ferrara à la ville. Le parallèle semble évident, trop peut-être. Car plus que le couple, son couple, c’est l’image qui intéresse le cinéaste. L’angoisse de l’apocalypse se situe bien plus volontiers dans sa vision de l’image que dans la disparition de la planète. Si Peter Szendy évoque le film de Ferrara dans son Apocalypse Cinéma, c’est bien parce que 4h44 dresse, dans son rapport aux images, le constat d’une destruction du cinéma. A quoi rime, au final, cette profusion d’écrans (télévision, ordinateur, téléphone portable, tablette tactile) ? A se demander si, pour l’auteur, tel n’est pas le vrai cataclysme : un monde où l’image n’a plus aucun sens, en ce qu’elle est devenue omnisciente et régit notre vie. Une profusion d’images, mais porteuses du même discours, qui anesthésient nos sens à tel point que le monde peut bien s’effondrer, nous continuerons à vivre de la même manière. Il n’y a pas à avoir peur de la fin du monde : nous y sommes. La saturation d’images est telle, dans 4h44, que l’on imagine celles-ci survivre à l’humanité. Qu’un écran sera là pour en diffuser la fin. A ces images schizophrènes, Ferrara oppose l’image-cinéma, comme cadre pour filmer l’humain. Le corps.
Le corps, amoureusement filmé, de sa femme, que celle-ci projette sur la peinture. Un corps généreux, qu’elle offre à l’art. Le corps angoissé de son alter ego, encore marqué par un passé autodestructeur. Tout comme son personnage dans le film, c’est Shanyn Leigh qui a demandé à Ferrara de laisser tomber les drogues. Il ne s’en cache pas, son impuissance physique face à cet amour a achevé de le convaincre. Bel hommage à sa dame, donc, que ce 4h44. Cette apocalypse apaisée est alors, surtout, la révélation d’un amour.
Amoureux, ces corps n’en entretiennent pas moins un rapport différent au réel. Alors qu’elle reste dans le cadre de l’appartement, lui, finit par en sortir. L’angoisse revient d’autant plus volontiers que l’extérieur est violent. Là, il voit un homme se jeter dans le vide, un autre se faire sauter la cervelle. Ailleurs, c’est le retour à ses vieux démons : l’héroïne et la coke. Cette confrontation entre un monde virtuel de plus en plus invasif (l’image) et une réalité crue, filmée brutalement, sans effets, parfois hors champ, nous rappelle un autre film apocalyptique saisissant : Kaïro de Kyoshi Kurosawa. L’oeuvre de Ferrara est pourtant plus optimiste, dans la croyance romantique qu’elle entretient à l’amour. Et alors que le compte à rebours est dans sa phase finale, c’est à un autre film injustement sous-estimé cette année que l’on pense : Jusquà ce que la fin du monde nous sépare. Là encore, c’est par un fondu au blanc que l’image et le film s’évaporent. La fin de tout se termine sur le regard amoureux.