A l’heure des effets numériques poussés à un degré de réalisme toujours plus époustouflant, d’une 3D devenue omniprésente (bien plus souvent passage obligé que fruit d’une réelle vision créatrice), et d’une course à la péripétie sans cesse plus haletante (et d’autant plus vaine), Jean de la Lune fait, dans le paysage de l’animation, figure d’OVNI. En brossant tous les codes du genre à rebrousse-poil.
Sur la narration, d’abord ; l’histoire tient en une ligne, que voici : Jean, tombé de la Lune, cherche à remonter dessus, grâce à un savant fou et malgré un président de la Terre assoiffé de pouvoir. De péripéties, presque point. Jean, sorte de mélange entre Monsieur Hulot et le Petit Prince, déambule dans la forêt, le regard rêveur, suit les papillons, dialogue avec les fleurs, s’incruste aux fêtes de village pour danser avec les enfants… Teint pâle, sourire gentil et regard mélancolique de rigueur, il traverse le film de sa forme ronde et épurée, simplifiée à l’extrême. Immuable et d’une patience infinie. Certes, les grandes personnes s’agitent autour de lui : le président, qui veut le capturer avant de partir à la conquête de la Lune, et le savant fou, qui lui construit une fusée afin de le ramener chez lui. Les enfants, quant à eux, n’arrivent plus à dormir depuis qu’ils ne le voient plus dans le ciel, sur la Lune. Le film est une succession de scénettes entre ces quelques rares personnages, parfois montées de façon abrupte et presque déroutante, avec un souci du suspens quasi-nul et un sens du rythme qui ferait bayer aux corneilles Pixar, Dreamworks et consors (même Ghibli !). Difficile donc d’être « accroché » par la narration, ce qui posera d’ailleurs sans doute problème aux plus jeunes spectateurs, à qui il est, à la réflexion, de moins en moins sûr que ce film soit dédié.
En effet, outre un personnage effacé et un rythme lancinant, le film propose une utilisation de la musique bien différente de celle qui habillerait un dessin animé classique. Pas de chansons collectives ici, comme dans les Disney, ni de musiques épiques ponctuant l’action – absence d’action oblige. Mais une nappe quasi-continue d’effets sonores, de musiques jazz et R&B (Rythm and Blues, premiers du nom) au fort accent américain, de trips électro-acoustiques frôlant l’essai psychédélique, et de vieilles chansons françaises qui semblent sorties de réminiscences cinéphiles, d’une sorte de mythologie fantasmée des sons et des images, reconstituée avec nos souvenirs, nos rêves, notre subconscient.
Enfin, le dessin lui-même, très limpide, presque enfantin, résolument (et de façon ô combien bénéfique) 2D, mélange de gros traits noirs surlignant les personnages et les contours, de jeux de couleurs d’une grande beauté visuelle, de superpositions d’à-plats aux textures presque palpables, de cadres composés avec grâce et précision. En un mot comme en cent, un enchantement. La séquence où Jean, tombé dans un ruisseau, se laisse emmener par le courant jusqu’à la mer, est un sommet d’onirisme et de merveilleux, et peut-être la scène du film qui synthétise avec le plus de réussite les différents éléments soulignés ci-dessus.
Jean de la Lune est une invitation à une douce rêverie, teintée aussi bien de naïveté ébahie que de mélancolie sourde : une véritable expérience sensorielle. En fin de compte, comme dans le film, il y a ceux qui croient en Jean de la Lune et les autres. Les premiers sont les enfants, et les rares adultes qui n’ont pas totalement fermé leur esprit à la rêverie. Les autres, ce sont nous autres, sérieux, pressés, concrets, objectifs, et investis (mais de quoi donc ?). C’est alors peut-être à nous, plus qu’aux enfants, que le film s’adresse. Avec de grandes chances que sa vision nous éclaire le visage d’un sourire ahuri, qui nous fera creuser un peu plus les fossettes aux joues que les rides soucieuses qui, avec l’âge, nous barrent le front, ceinturent nos pensées, et limitent l’ampleur de nos visions.
Jean de la Lune, de Stephan Schesch, avec les voix de Tomi Ungerer, Khatarina Thalbach, Michel Dodane, France / Irlande / Allemagne, 1h35.