A l’automne 2023, le studio de développement japonais Kotake Create sortait son premier jeu à tout petit budget, Exit 8, un jeu de réflexion de type “simulateur de marche” (walking sim) teinté d’horreur reposant sur un concept redoutable d’efficacité. On y incarne à la première personne un personnage inconnu qui erre dans le couloir mystérieux d’une station de métro. Le héros est en réalité enfermé dans une boucle non pas temporelle mais de lieu, condamné à voir se répéter le même couloir en continu. La règle du jeu est simple : si le couloir dans lequel le joueur évolue est l’exacte réplique du couloir initial qu’il a emprunté, il va progresser d’un niveau, du niveau 0 vers la tant recherchée Exit 8. Mais si le moindre détail varie dans le nouveau couloir, le joueur doit alors rebrousser chemin pour atteindre le niveau suivant. Et bien sûr, chaque nouveau niveau est généré procéduralement et aléatoirement à chaque essai, pas question de retenir tout par cœur.
Un concept extrêmement simple au service d’un jeu avec une économie de moyens remarquables. Car attention : dans Exit 8, l’observation du joueur est soumise à rude épreuve. Si certaines “anomalies” sont particulièrement faciles à repérer (surtout que certaines peuvent être bien flippantes), d’autres à l’inverse reposent sur des micro-détails qui peuvent aisément échapper à l’attention des joueurs les plus tête-en-l’air. Gros succès d’édition avec plus de 1,5 millions de téléchargements (il faut dire que le jeu coûte 4 balles, vous pouvez l’essayer sans trop de crainte), Exit 8 fait depuis l’objet d’un petit culte chez certains streamers et ceux qui suivent l’actu culturelle japonaise de près. Il a même connu une suite, Platform 8, reposant sur le même concept, sortie quelques mois plus tard.
Preuve de l’impact immédiat d’Exit 8 à sa sortie, le jeu fait donc déjà l’objet d’une adaptation au cinéma sous l’égide de la Toho, avec un nom d’expérience derrière la caméra. Davantage connu comme producteur puisqu’il est notamment derrière le succès planétaire des films de Mamoru Hosoda (Les enfants loups Ame et Yuki, Le Garçon et la Bête, Belle…) et Makoto Shinkai (Your Name, Les enfants du temps, Suzume), Genki Kawamura est passé derrière la caméra en 2018 avec le court Duality, suivi quatre ans plus tard par l’adaptation pour son premier long de son propre roman N’oublie pas les fleurs. Cinématraque, par l’intermédiaire de notre otaku en chef Renaud, avait d’ailleurs pu à l’occasion le rencontrer pour en discuter avec lui. Pour incarner le personnage sans nom ni visage du jeu, le choix s’est porté sur Kazunari Ninomiya, star de J-Pop connue chez nous pour son rôle dans Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood.
Le principal défi du film Exit 8 est de broder sur un jeu à l’intrigue rachitique, qui se résume principalement à sa seule boucle de gameplay. Aucune contextualisation ne vient expliquer le pourquoi du comment le joueur se retrouve piégé dans cette boucle, ni ce qui l’attend réellement une fois le périple terminé. Pour y remédier, Kawamura procède de manière assez maligne en intégrant d’emblée une séquence en vue subjective qui sert presque de tutoriel au film. Reprenant ostensiblement la grammaire de la cinématographique vidéoludique, elle nous plonge dans les yeux du héros, témoin de l’agression verbale d’une mère de famille allaitant son bébé qui pleure par un homme mal réveillé. Le héros tourne la tête à droite, à gauche, regarde l’écran de son téléphone cinq secondes avant de décrocher, ramasse méticuleusement son téléphone et ses écouteurs sans fil quand ils tombent au sol… Il ne manque que la boîte contextuelle indiquant le bouton sur lequel appuyer pour se croire dans le prologue d’un jeu vidéo.
Mais puisqu’on a pris une star pour jouer le rôle-titre, il faut bien la montrer. A peine arrivé dans le fameux couloir, la caméra nous extrait de la vue subjective pour se placer à la troisième personne. Sur le coup, on en viendrait à regretter que le film ne pousse pas l’expérimentation jusqu’à nous offrir un film entièrement tourné à la première personne. Mais cet impératif de production est rapidement intégré à la mise en scène de Kawamura, qui figure immédiatement la séparation du médium vidéoludique, sans se laisser berner par l’illusion de retranscrire potentiellement l’interactivité promise par le jeu vidéo. Le spectateur devient alors presque un second joueur, qui peut lui-même se prêter au jeu et essayer de devancer le personnage, anticiper ses erreurs, et entrer de manière active dans son expérience de visionnage. Kawamura comprend très bien que les deux médiums ne peuvent pas offrir la même expérience, mais que celles-ci peuvent se compléter.
Vient alors la question la plus épineuse à laquelle doit se confronter ce Exit 8 version cinéma : comment étoffer narrativement le lore minimaliste du jeu d’origine? Car une fois passé le plaisir de la recréation fidèle du couloir original quasiment dans ses moindres détails (à peine une ou deux affiches changent par rapport à l’original), se pose rapidement la question de ce qui peut faire cinéma et donner intérêt à une oeuvre qui ne prend sens que dans l’expérience de sa boucle de gameplay. Pour répondre à cette question, Genki Kawamura part des rares éléments du jeu qui peuvent être exploités pour étoffer son récit. En l’occurrence ici, il s’agit du seul autre personnage existant dans le jeu, un PNJ aussi mystérieux qu’inquiétant, un homme d’affaires que croise le joueur dans chaque couloir, marchant dans la direction inverse de la sienne, et qui s’arrête au bout du couloir pour regarder son téléphone. Quelle est la raison de sa présence? Ce PNJ est-il encore humain? De là, le cinéaste dézoome par rapport à la quête initiale du héros, introduisant un autre personnage, un petit garçon au statut hybride qu’on ne révélera pas, mais dont le traitement suggère une autre passerelle intermédiatique pas inintéressante à creuser.
C’est en revanche quand il essaie de psychologiser son récit qu’Exit 8 se prend parfois les pieds dans le tapis. En reliant le parcours kafkaïen de son héros à son incapacité à prendre une décision majeure pour sa vie personnelle et celle de son couple, le film s’alourdit sans que cela soit nécessaire. Cette intrigue parallèle est d’autant plus dommageable qu’elle rompt l’unité de lieu, introduisant de courtes scènes nous entraînant à l’extérieur du couloir de métro, cassant de ce fait la dynamique du récit. En revanche, Kawamura arrive de manière intéressante, et de manière rarissime dans les adaptations de jeu vidéo au cinéma, à comprendre qu’une mécanique de gameplay peut être en elle-même un vecteur narratif, voire un vecteur d’émotion.
Exit 8 est un jeu dans lequel les sens du joueur sont perpétuellement en alerte ; il doit être attentif à chaque micro-détail pour repérer une anomalie qui peut survenir à n’importe quel moment. Non seulement il doit regarder chaque objet de près, mais il doit aussi prendre son temps et ne pas aller trop vite, certaines anomalies étant timées pour intervenir à un moment précis de la progression dans le niveau. Le jeu de Kotake Create teste aussi l’endurance de l’attention du joueur, tenté d’accélérer sa progression de niveau à niveau en se laissant enfermer dans le confort de croire qu’il connaît la disposition du niveau par cœur. Le film Exit 8, quant à lui, construit son “message”, ou en tout cas son postulat, sur l’idée que cette expérience doit être aussi l’occasion de porter davantage attention à autrui, et aux moments importants qui doivent déterminer notre existence.
Ce n’est pas grand chose, mais c’est moins le message que ce qu’il dit de la synergie possible des moyens du jeu vidéo et du cinéma qui peut donner espoir quant à l’avenir des adaptations de créations vidéoludiques. Exit 8 en soi est un film idéal de Séance de Minuit, sans autre prétention que d’offrir un divertissement efficace et un juste quota de références pour faire plaisir aux fans du jeu original. Mais c’est aussi le signe que même le jeu le moins narratif du monde peut donner lieu à un film réussi, si tant est que l’on comprend que toute adaptation passe autant par la compréhension de son univers que des éléments qui en sont la matrice.
Exit 8 de Genki Kawamura avec Kazunari Ninomiya, Yamato Kôchi, Naru Asanuma, sortie dans les salles françaises prévue le 3 septembre