Vous ne connaissez peut-être pas Genki Kawamura de nom, mais vous connaissez certainement une partie de son travail. Né en 1979, il a d’abord été producteur de cinéma, autant sur des projets d’animation qu’en prises de vues réelles. En 2016, il est notamment derrière le fameux Your Name de Makoto Shinkai. Il produit également son nouveau film Suzume qui sortira en avril et qu’on s’apprête à découvrir au moment où on écrit ses lignes. Tout récemment, il a également co-créé la série The Makanai avec Kore-Eda, très belle adaptation d’un manga en quelques épisodes particulièrement touchants diffusés sur Netflix début 2023. Il collabore d’ailleurs avec le réalisateur palmé pour son prochain long métrage.
Et comme ça ne lui suffisait pas, Genki Kawamura est également romancier. Son troisième opus, N’oublie pas les fleurs, gagne de nombreux prix lors de sa sortie et se vend comme des petits pains qui seraient délicieux (donc il se vend très bien quoi). Il décide alors de passer le cap de la réalisation de long métrage et adapte son propre texte pour l’écran.
N’oublie pas les fleurs est un film sensible, curieux et intelligent sur la relation détérioriée entre une mère et son fils. Par leur passif d’abord, par une amertume qui n’a jamais réellement quitté le garçon Izumi un traumatisme d’enfance, et ensuite et surtout par un début d’Alzheimer. A l’occasion de la sortie de ce très beau film le 1er mars au cinéma, nous avons rencontré son réalisateur en compagnie de l’excellent interprète Ilan Nguyen.
Cette histoire, vous l’avez désormais racontée plusieurs fois, et sous différentes formes.
Quand le film a été diffusé au festival de San Sebastian (où il a été primé pour sa réalisation), le jury m’a dit qu’ils avaient beau réfléchir, ils ne voyaient pas beaucoup d’autres cas comme le mien (il y en a quelques uns, Clive Barker avec Hellraiser par exemple, mais très peu effectivement, ndlr). C’est singulier mais c’est ma façon de faire ! Pour qu’un récit original puisse atteindre une forme qui me satisfasse en tant que film, je suis obligé de créer un univers de manière très minutieuse, de détailler au maximum de penser les thématiques.
Justement, comment fait-on pour adapter son propre travail dans un autre medium ? Quels sont les pièges à éviter selon vous ?
Puisque mon travail le plus régulier est producteur dans le cinéma, quand je me retrouve à écrire des romans j’essaie de penser à des histoires qui méritent d’être racontées sous cette autre forme. Alors forcément puisque j’adapte là mon roman, il y a une sorte de contradiction interne… Je vais vous donner un exemple. Il y a cette scène dans le film où la mère fait ses courses au supermarché et passe plusieurs fois par le même rayon et achète la même chose à chaque fois, du fait de sa maladie. Dans le roman, j’avais utilisé un copier-coller du passage pour signifier cette répétition délibérement. Presque pour apparaître comme une erreur d’impression ! Et c’était l’idée, déboussoler le lecteur. Pour adapter une scène comme celle-là au cinéma, il a fallu réfléchir. Ma solution a été de construire ce plan séquence, créer une continuité artificielle du temps via les possibles du cinéma. C’est peut-être là qu’il y aurait une forme d’originalité dans mon travail, je trouve ça intéressant de m’attaquer à quelque chose qui ne serait pas propice à être adapté au cinéma et trouver le processus qui me permet de le traduire au mieux.
Et c’est vrai que le film est rempli de plans séquences.
Je voulais représenter l’intériorité de l’esprit humain. Y a pas de plans dans notre manière d’expérimenter le monde, donc j’ai voulu représenter cela par ces plans séquences et c’est pour cela qu’il y en a beaucoup. Mais en parallèle à ça… Alors que je vous parle maintenant, des images peuvent survenir dans mon esprit. Un jeu de quand j’étais enfant, l’omelette que j’ai mangée ce matin. Ces éléments, qui relèvent donc de la mémoire, viennent surgir alors qu’on fait l’expérience du monde dans sa continuité. C’est pour cela que j’ai choisi d’utiliser des inserts pour intégrer cette dimension du souvenir, afin de coller au mieux à ma manière de représenter l’esprit humain.
Sans être un film de fantômes, on touche à ce genre cinématographique dans votre oeuvre. Puisqu’on parle de mémoire, et je pense notamment au premier plan séquence du film, on parle aussi de ces rémanances, ces souvenirs qui deviennent des spectres. Et le film de fantômes est un genre particulièrement foisonnant au Japon. Est-ce que vous avez été influencé le genre fantastique ?
En japonais on a un terme pour désigner la façon dont le monde des humains coexiste avec le monde des esprits, yugen, et cette notion de mélange est particulièrement exploitée par Mizoguchi. Et d’ailleurs il utilise aussi beaucoup le plan séquence comme un moyen d’effacer cette frontière poreuse entre le réel et l’irréel. Je suis tout à fait conscient d’être placé sous l’influence de Mizoguchi, notamment lors de la scène du lac où la mère rentre dans l’eau, il s’agissait de lui rendre hommage. Mais je pense également devoir me réclamer de certains cinéastes d’animation, comme Ghost in the Shell : 2 Innocence de Mamoru Oshii, pour son travail sur les boucles temporelles, et aussi de Satoshi Kon pour Paprika, qui joue aussi sur les frontières entre plusieurs univers, le réel et le rêve.
Ce que j’ai préféré dans le film, c’est son côté ambivalent. On a un fils qui éprouve de l’amour pour sa mère et bien sûr de la compassion au vu de ce qu’elle vit. Et en même temps il ne cache pas son amertume, puisqu’il n’accepte pas que sa mère puisse oublier le mal qu’elle lui a fait. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’explorer cela ?
Merci beaucoup, cela me fait très plaisir que vous pointiez ces éléments. Un motif essentiel pour moi dans ce film, c’est celui de la fleur. Si nous trouvons les fleurs belles, c’est en partie parce qu’elles sont éphémères. Nous avons conscience qu’elles sont condamnés à se fâner, de la même manière que nous sommes condamnés à la mort et que les souvenirs sont donc condamnés à disparaître. Vous avez là-bas dans le coin de la pièce des fleurs artificielles (nous sommes dans un grand hôtel parisien), et moi je trouve qu’elles ne peuvent pas être belles puisqu’elles sont arrachées au processus de vie et de mort…
Dans les relations entre les parents et les enfants, il y a aussi une forme de dichotomie, entre vie et mort. Il y a les beaux souvenirs et les moins bons, et c’est un tout. C’est cet ensemble qui fait la beauté des relations familiales à mes yeux, c’est ce qui en fait quelque chose d’un peu sacré. Ce motif des fleurs était donc important pour moi pour représenter, de part leur nature, toute cette complexité. Et celui des feux d’artifices également, qui sont également très beaux et voués à disparaître.
Comment avez-vous choisi vos deux interprètes principaux ? Ici on connaît Masaki Suda pour son rôle surprenant dans Destruction Babies (qui date de 2016 mais qui est sorti en France en 2022, ndlr), et Mieko Harada est évidemment adorée pour son personnage dans le Ran de Kurosawa. Est-ce que sa propre expérience avec sa mère, atteinte d’Alzheimer également, a influencé le choix ?
Masaki Suda est un acteur particulièrement retors. J’ai déjà travaillé avec lui par le passé, et ce qu’il a de particulier est qu’il est difficile de prévoir ce qu’il voit apporter au personnage. Or pour une réalisation adaptée de mon propre roman, il me fallait quelqu’un comme ça. Ma vision du fils Izumi était totalement arrêtée, bloquée dans ma tête et je me suis dit que si je faisais appel à Masaki Suda il pourrait faire voler en éclats cette vision. Dans le bon sens du terme ! Et c’est ce qu’il a fait, il a construit son propre personnage.
Concernant Mieko Harada, c’est effectivement une actrice de légende qui a travaillé avec les plus grands cinéastes japonais. Justement, j’avais à coeur de capter son entrée dans la vieillesse, de filmer son visage ainsi. Concernant sa mère effectivement, cela a joué. Elle a filmé sa mère pendant sa maladie et a réalisé un documentaire sur le sujet, donc je savais que cela lui donnerait de la matière pour son interprétation.
Puisqu’on parle d’oubli avec cette maladie, on se doit aussi de parler de mémoire, et de ce qui reste. Il y a dans le film cette idée autour du piano : le personnage se souvient de certaines mélodies malgré son état. Est-ce que c’est une manière de dire que selon vous, l’art perdure ?
Au moment d’écrire le roman, j’ai rencontré dans un souci de documentation différentes personnes souffrant de troubles de la mémoire. Parmi elles, il y avait une femme qui avait été professeure de piano. Elle ne se souvenait plus de son mari ou de ses enfants mais je l’ai vu jouer un prélude de Bach. En parlant avec des spécialistes, j’ai appris que certaines activités qui relèvent d’un travail répété et d’une habitude résistent mieux. J’ai trouvé ça passionnant, tout ce que ça dit sur l’esprit humain. J’ai alors voulu jouer dans le film sur des mélodies très connues, de Bach, de Schuman, et les transformer en cours de route. Certaines se décomposent, pour reprendre forme plus tard d’une autre manière. C’était un bon moyen de représenter au sein ce processus en jeu dans le souvenir.
Vous cumulez de nombreuses casquettes. Auteur, producteur, réalisateur… Comment est-ce qu’on passe de l’un à l’autre sans perdre la tête ?
Je n’ai pas l’impression de changer de casquette pour mes différentes activités. Dans ma manière de travailler, je pense au récit avant tout. À la narration. Et donc par rapport à un récit donné, je vais réfléchir à comment lui donner la meilleure forme possible. Si cela me semble être un récit qui sera adapté pour que je le raconte seul, j’en ferai un roman. Si je pense au cinéma, j’essaierai de le réaliser. Si cela me semble être plus adapté à de l’animation, je chercherai à constituer une équipe pour mettre en forme ce récit. Il faut que le medium soit le plus propice à l’histoire donnée, pour qu’elle soit la plus belle et la plus juste. Et cela influera donc aussi sur mon rôle à moi.
Malgré cela, on sent certaines influences qui se mélangent dans votre film. Pas forcément d’œuvres en particulier, mais de techniques. Par exemple l’utilisation de la couleur jaune pour accompagner la mère ressemble à un élément de caractérisation typique du cinéma d’animation.
Je vois que vous avez regardé le film avec attention ! Je ne pense pas être un génie dans un domaine en particulier, mais je pense que ma force est cette connaissance de différents registres. En les convoquant tous, en les mettant tous dans la balance, je suis alors peut-être capable de proposer quelque chose de singulier. Dans ce film, il y a mon travail de romancier, de producteur en animation, et de réalisateur de cinéma.
N’oublie pas les fleurs, un film de Genki Kawamura. Au cinéma le 1er mars 2023 via la team Eurozoom.