Enzo : Un ami à qui l’on tient

Il y a un an, quasiment jour pour jour, la Quinzaine des Cinéastes s’ouvrait sur Ma vie ma gueule, film posthume de la regrettée Sophie Fillières, terminé et monté par ses enfants Agathe et Adam Bonitzer. Cette édition 2025 s’ouvre elle aussi sur un autre film de transmission par-delà la mort. Le 25 avril 2024, quelques jours avant le lancement du festival, Laurent Cantet, palmé en 2008 pour Entre les murs, était emporté par un cancer du pancréas à l’âge de 63 ans. Quelques semaines avant sa mort, il avait confié à son co-scénariste et ami Robin Campillo le soin de réaliser le film sur lequel ils travaillaient ensemble, Enzo, qui s’offre ici l’ouverture de la Quinzaine 2025.

Enzo marque la conclusion d’une longue et prolifique collaboration entre les deux hommes, amis depuis leurs années d’études à feue l’IDHEC dans les années 80. Monteur et scénariste de Cantet, Campillo s’est depuis également affirmé comme réalisateur, auréolé notamment du Grand Prix du Jury en 2017 avec 120 Battements par minute. C’est donc à lui que revient la lourde charge de parachever cette œuvre commune qui se dévoile de la sorte dès son générique d’ouverture : “Un film de Laurent Cantet. Réalisé par Robin Campillo”.

La prémisse d’Enzo est celle d’un regard en miroir sur le premier film du tandem, Ressources humaines, sorti en 1999. Dans ce film, Jalil Lespert y incarnait un jeune diplômé de grande école qui retourne dans l’usine de son père dans sa Normandie natale avant de se rendre compte que sa présence n’est qu’une caution pour faire avaler l’imminence d’un plan social aux ouvriers de l’usine. Là où il y a un quart de siècle, Laurent Cantet voulait faire le portrait d’un homme confronté au fait de s’être élevé socialement par rapport à ses parents, il voulait dans Enzo prendre le contrepied inverse. Vingt-cinq ans ont passé entre les deux projets, avec les évolutions sociales qui en ont découlé : “A l’époque, il était fréquent que les jeunes hommes réussissent davantage que leur père”, confie Campillo au moment de présenter le film sur la scène du Théâtre Croisette. “Aujourd’hui, l’inverse est beaucoup plus fréquent.”

Enzo (Eloy Pohu, dont c’est le premier long, remarquable de sobriété) a seize ans. Il habite dans un riche quartier de La Ciotat, dans la luxueuse villa d’une mère ingénieure (Elodie Bouchez) et d’un père professeur agrégé de mathématiques (Pierfrancesco Favino, dans un français remarquable comme on avait déjà pu le constater dans Le Comte de Monte Cristo). Son frère se prépare à intégrer une grande école parisienne. Enzo, lui, aime bien dessiner, son père aimerait bien le voir aux Beaux-Arts. Mais son envie, lui, c’est la maçonnerie. Employé comme apprenti sur un chantier, il fait la connaissance de deux collègues venus d’Ukraine, dont Vlad (Maksym Slivinskyi), auquel il s’attache rapidement. Mais tandis que son père s’inquiète de voir son fils se lancer dans une carrière aux antipodes de son statut social, Enzo, lui, remet peu à peu tout son monde en question.

Sur le papier, le sujet d’Enzo est on ne peut plus casse-gueule, même si l’on comprend très bien ce que l’étude de cas sociologique derrière cette histoire a pu susciter comme intérêt chez Cantet. Les circonstances tragiques du destin en ont voulu autrement, mais il se trouve en fin de compte qu’Enzo est autant un film de Laurent Cantet que de Robin Campillo. Et très vite, le réalisateur d’Eastern Boys et 120 Battements par minute appose sa patte sur le projet, plus sensible voire plus sensuelle, pour incarner à sa manière l’histoire d’Enzo. Développant notamment l’attirance (sobrement) érotique de l’adolescent envers Vlad, Campillo évite l’écueil du film-dossier qui planait au-dessus du film.

L’histoire d’Enzo est celle d’un jeune adolescent paumé face à sa conscience de classe, qu’il rejette violemment sans pour autant prendre conscience des privilèges de sa vie, que le film se charge de lui ramener en plein visage à chaque situation. En évitant de céder à la complaisance envers son personnage principal, le film souligne aussi que le regard que le jeune Enzo pose sur Vlad, c’est aussi celui, presque exotisant, d’un jeune bourgeois qui se prend de frisson, puis de passion, pour l’histoire d’un homme de 25 ans qui a fui l’Ukraine, et craint de devoir un jour y retourner sous les bombes. Ce fossé, au-delà de celui de l’âge qui rend évidemment leur rencontre impossible, c’est aussi le portrait doucement acerbe d’une certaine bourgeoisie de pasionarias va-t-en-guerre qui n’auront jamais à véritablement connaître la peur de la pauvreté, de la guerre et de la mort.

Enzo est fondamentalement un corps étranger qui tente de se greffer sur un monde auquel il n’appartient pas, et qui finira implacablement par le rejeter. La rigueur sociologique de Cantet est toujours là, dans sa fine observation des rapports de force entre classes sociales ; comme lorsque le film montre le chef de chantier d’Enzo, bravache et fort en gueule, assuré de son petit pouvoir, se ratatiner peu à peu face au luxe écrasant de la demeure dans laquelle vit son jeune apprenti. Mais elle se nourrit ici d’une autre forme d’incarnation, moite et étouffée, insufflée sans aucun doute par la caméra de Robin Campillo, qui donne forme et émotion à ce moment de bascule impossible. Le paradoxe de ce qui fait la beauté d’Enzo, c’est qu’il est un très beau portrait d’une solitude adolescente qui bat pourtant de deux cœurs différents, façonné de quatre mains jointes, fonctionnant en parfaite harmonie.

Enzo, un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo, avec Eloy Pohu, Elodie Bouchez, Pierfrancesco Favino…, sortie en salles prévue le 18 juin.

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