L’année avance, le printemps revient, les coups de cœurs de Cinématraque aussi. En mars, voici ce qu’on a aimé au beau pays du septième art.
Renaud : La Forteresse Cachée d’Akira Kurosawa
J’ai un ami scénariste qui a récemment déménagé à Maisons-Alfort. Dans son salon, il a installé tout le nécessaire pour des supers séances de cinéma ; du rétro-projecteur aux supers enceintes pour le son Dolby. Régulièrement, on se capte le lundi lorsque ses enfants sont à l’école, on discute de nos galères professionnelles (ne devenez pas auteurs les enfants -__-) puis on mate un film.
Ce mois-ci, on a profité du magnifique format Tohoscope de La Forteresse Cachée d’Akira Kurosawa grâce à son rétro-projecteur et à l’abonnement Criterion. Le film est connu pour être une des grosses inspirations de George Lucas pour Star Wars, notamment dans le duo comique de paysans qui ont été déclinés en droïdes C3-PO et R2D2, mais évidemment le long métrage est bien plus que cela. Déjà parce qu’on y retrouve plein d’autres influences que celle-ci dans son récit et son imagerie (on peut y voir des éléments qui peuvent avoir inspirer Indiana Jones, et même les oeuvres de Peter Jackson, sans parler également du blueprint de la Princesse Leïa), mais surtout : qu’est-ce que c’est drôle !
Sans jamais s’éloigner de sa représentation très acerbe et acide du Japon (ne jamais oublier que les contemporains d’Akira Kurosawa lui ont beaucoup reproché le succès de Rashomon à l’international, estimant que le film donnait une mauvaise image du pays), le réalisateur maîtrise parfaitement la moquerie, le grotesque et la drôlerie. Son acteur fétiche Toshiro Mifune joue ici un militaire absolument terrifiant et débordant de charisme (difficile pour Mifune d’aller à l’encontre de sa nature si impressionnante après tout), et pourtant son sérieux imperturbable dans ce cadre le rend très drôle malgré lui. Ce qui n’empêche pas le film d’avoir aussi des scènes d’action d’un spectaculaire absolument fou… À chaque nouvelle découverte d’un Akira Kurosawa, on se dit que si un cinéaste n’a pas usurpé sa place au panthéon, c’est bien certainement lui.
Mehdi : Nostos: Il ritorno de Franco Piavoli
Comme son nom ne l’indique que si vous maîtrisez votre grec ancien, Nostos évoque le retour d’Ulysse après la guerre de Troie. De toutes les légendes grecques qui baignent notre imaginaire, l’Odyssée d’Ulysse est l’une des mieux connues. Cela permet au réalisateur italien de ne pas s’encombrer d’explications et de péripéties narratives. C’est l’expérience sensorielle d’Ulysse qui est au cœur du film. On devine donc les années chez Calypso et on reconnaît le passage d’une sirène. Mais c’est surtout le bruit des oiseaux et la couleur des fleurs qui nous font comprendre ce que vit Ulysse. Le travail du son est aussi impressionnant qu’envoûtant. Les rares dialogues du film sont parlés dans une langue imaginaire inspirée des dialectes méditerranéens. Et pourtant, on comprend tout et notamment, le désir ardent d’Ulysse de retrouver les lieux de son enfance.
Une des interprétations les plus réussies de l’Odyssée d’Ulysse, en attendant la vision de Nolan, que l’on devine sensiblement différente…
Juliette: Julie Dash (Diary of an African Nun, Illusions, Daughters of the Dust)

Avez-vous déjà entendu parlé de Julie Dash ? Probablement pas, comme moi il y a quelques semaines. Femme afro-américaine réalisatrice, scénariste et monteuse, il n’y a malheureusement pas de mystère sur le pourquoi du comment elle n’est pas sur toutes les lèvres. C’est d’ailleurs le sujet de son film de 30 minutes, Illusions, sorti en 1982, qui parle de l’industrie cinématographique et de ses méfaits. Avec un noir et blanc contrasté d’une très grande beauté, avec des jeux sur l’image rappelant tant le muet que l’âge d’or Hollywoodien, le film frappe déjà par son intelligence esthétique. C’était le cas de son court précédent, Diary of an African Nun (1977) qui était une plongée langoureuse et brûlante dans la psyché d’une femme pieuse tentée par la danse et par là-même par la luxure. Illusions, on y revient, suit rapidement la parcours de deux femmes noires, l’une light skin et l’autre pas – c’est important dans l’intrigue et dans la finesse de son propos. Leurs errances dans les célèbres studios permettent à la réalisatrice de revenir sur le septième art made in USA comme une machine à propagande et à invisibilisation. Plus qu’un film sur les oppressions systémiques, c’est une œuvre qui adresse avec courage l’aspect publicitaire d’une industrie qui avant tout sert l’état – et ce n’est pas ce qu’il se passe en ce moment même avec Trump qui va amoindrir le propos. Elle rappelle l’importance des images dans la mémoire collective et comment celle-ci est conditionnée par les images.
Les images sont aussi importantes dans son sublime long métrage Daughters of the Dust (1991), où un photographe immortalise les habitant·es des îles Igbo. Ces terres très particulières dans l’histoire de l’esclavage et de l’immigration afro-américaine sont le décors d’un long-métrage poétique, politique, anticapitaliste, féministe, qui suit plusieurs femmes d’une même famille à l’aube d’un départ vers les États-Unis. Sa manière de mélanger les temporalités, d’introduire un peu de fantastique, fait immédiatement penser aux sublimes récits de Toni Morrison, une inspiration revendiquée par Julie Dash. Daughters of the Dust est un chef d’œuvre et je l’écris sans hésiter. Sa mise en scène constamment expérimentale rejoint une écriture très émotionnelle et, encore, d’une grande finesse. Énormément de sujets sont évoqués allant de l’influence du capitalisme sur les communautés créoles et africaines jusqu’au patriarcat et la possession masculine sur les corps féminin. Impossible de résumer toute la richesse d’un long métrage aussi onirique que radical, qui permet d’apprendre beaucoup sur l’histoire afro-américaine mais aussi beaucoup sur comment on fait un cinéma différent avec des codes narratifs et visuels loin des normes, pour s’accoler à la culture dépeinte.
Voilà, maintenant vous avez entendu parler de Julie Dash et il est temps de la célébrer.
Gabin : Gelboys, une série de Boss Kuno
Pas beaucoup de ciné ce mois-ci pour Bibi, c’est donc du côté des séries que je me suis penché, entre boys love et binge-watching de Dexter (et son préquel). Mon exploration des aventures du tueur en série se passe bien, merci (la saison 4 est incroyable, mais je m’attends maintenant à la chute), mais ce n’est pas de cette série dont je parlerai. Place à Gelboys, la nouvelle série co-réalisée et co-écrite par Boss Kuno, cinéaste thaïlandais derrière l’un de mes plus gros coups de cœur du BL, I Told Sunset About You, et du film The Paradise of Thorns.
Fou4Mod tombe sous le charme de Chian, qui lui propose de rendre jaloux son ami Bua en raison d’un amour non-réciproque. Ce que Babin, le meilleur ami de Fou4Mod, ne voit pas forcément d’un bon œil. Comme beaucoup de séries boys love, l’intrigue suit un quatuor d’adolescents thaïlandais, étudiants dans le cœur de Bangkok. Mais Gelboys sort très vite du carcan traditionnel et un peu trop « propret » du genre en prenant un angle hyper-réaliste, avec des jeunes hyperconnectés qui passent leur temps à se faire les ongles entre deux ou trois chorées filmées pour TikTok, ou de longues minutes passées à attendre un « vu » ou un message d’un autre sur Insta ou Line.
Si I Told Sunset About You nous faisait visiter le littoral thaïlandais, Gelboys se passe majoritairement dans l’hyper-centre de Bangkok : le Siam Center (un immense centre commercial de 500 000 mètres carrés) et ses rues attenantes, son métro aérien (appelé BTS, spéciale dédicace à tatapau). Des espaces que l’on a pas forcément l’habitude de voir de cette manière : dans l’impossibilité de privatiser complètement ces espaces pour un tournage, l’équipe a dû s’adapter avec un dispositif visuel minimaliste : équipe réduite, tournage au téléphone, peu d’éclairage artificiel…
Gelboys a un caractère très brut, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être complètement grandiloquente, avec des superpositions d’images dans tous les sens, une grande inventivité lors des scènes de manucure, de la musique pop thaï et coréenne en veux-tu, en voilà (et un score original de toute beauté). Elle est très brute aussi dans sa façon de montrer les sentiments, plus radicale qu’un boys love qui va prendre son temps à faire monter la tension à travers des ralentis et des scènes un peu plus kitsch. C’était déjà ce réalisme qui faisait tout le succès de I Told Sunset About You : on ne change pas une équipe qui gagne !
Maguelonne : Clockwatchers de Jill Sprecher
La fin de la saison 2 de Severance a laissé un vide blafard dans votre cœur ? Vous ne pouvez pas avoir assez de Parker Posey dans la saison 3 de The White Lotus ? J’ai la solution pour vous, que vous souffriez de l’un, de l’autre (ou des deux comme moi). Il vous suffit de regarder ce trésor oublié de la fin des années 90. C’est le premier film de Jill Sprecher, qui aurait mérité – comme tant de ses homologues réalisatrices… – davantage d’opportunités après avoir présenté ce bijou à Sundance et gagné quelques prix. On y retrouve donc Parker Posey, mais aussi les autres icônes Lisa Kudrow et Toni Collette (et Alanna Ubach, qui a une carrière tout aussi pleine d’œuvres cultes mais dans des plus petits rôles) en tant qu’intérimaires dans une société de crédit quelconque. Leur solidarité est mise à rude épreuve quand des objets se mettent à disparaître et que l’une d’entre elles est suspectée de kleptomanie…
Les « comédies de bureau », les satires corporate, on connaît, mais le film ne ressemble à aucun autre. L’humour est grinçant, absurde, et l’aliénation inhérente au monde de l’entreprise est illustrée de manière aussi décalée que cruelle. Le soin accordé aux plans crée un étrange effet hypnotisant, qui fait ressentir aussi bien leur ennui que la violence de la hiérarchie, dans laquelle elles sont naturellement perdantes. Leurs tâches de secrétaires, entre dactylographie, maniement de l’agrafeuse et archivage de papiers dans d’infinis dossiers, classeurs et caissons métalliques, laissent d’autant plus songeur.euse.s maintenant qu’elles ont été rendues tout à fait obsolètes par le numérique ; aujourd’hui plus qu’à l’époque, peut-être, on saisit la vacuité de ces postes sacrifiés, de ces heures égrenées sur l’horloge, de ces efforts caduques.
Julien : Shin Zero de Mathieu Bablet et Guillaume Singelin
Dans un mois de mars que j’ai principalement à déserter les salles pour des motifs divers, difficile de trouver un vrai coup de cœur qui ne m’oblige pas (comme à peu près chaque mois en fait) à triturer les limites de l’acceptable pour ce qui est en lien ou non avec le septième art. Alors parce que c’est quand même un gros hommage à tout un genre du cinéma et de la télé de l’histoire japonaise, plaçons un petit mot pour le très chouette premier des trois tomes de Shin Zero, dévoré un week-end, du duo formé par Mathieu Bablet (Shangri-La, Carbone & Silicium) et Guillaume Singelin (dessinateur par ailleurs à la DA des jeux Citizen Sleeper et à l’origine de la charte graphique du site spécialisé JV Origami, soutenez la presse indépendante n’oubliez pas). Un hommage en plus de 200 pages aux Super Sentai, et plus généralement au tokusatsu, courant du film d’action japonais qui se distingue pour son goût prononcé pour les kaiju et autres grosses bestioles de 50 mètres de haut qui occupent au quotidien environ 87% de l’espace libre dans le cerveau de mon confrère Renaud.
Parce qu’on est aussi des gens de gauche, on apprécie aussi le point de départ de ce Shin Zero : alors que l’humanité a depuis longtemps triomphé des kaiju, les sentai (démocratisés en occident par les Power Rangers) ont été depuis relégués au simple maintien de l’ordre dans le présent dystopique dans lequel se déroule la BD. L’ubérisation étant passé par là, on peut désormais devenir sentai en deux clics en s’inscrivant sur une plateforme proposant à des jeunes étudiants et travailleurs précaires de marcher dans les traces de leurs glorieux aînés contre une modeste rémunération. Shin Zero suit les aventures d’un groupe de cinq de ces sentai au quotidien, disséquant leurs espoirs et leur motivation à enfiler ces combinaisons colorées (qui sont d’ailleurs les seules marques de couleurs dans un monde entièrement dessiné en noir et blanc). N’étant pas spécialement connaisseur en la matière (j’ai découvert Shin Godzilla cet hiver seulement rendez-vous compte), je me garderai de juger l’univers en connaisseur, mais Bablet et Singelin ont le mérite de broder dessus un univers ultra-généreux (sans être un simple catalogue de références), le tout avec un trait dont on sent bien qu’il transpire de l’amour du montage frénétique, tout en cuts improbables et zooms/dézooms à la serpe, des séries de Super Sentai. Derrière, on se prend aussi d’affection très rapidement pour cette bande de cinq gentils losers au chara design très efficace, qui parle autant au fan de John Hughes que de la saga Persona en moi. Alors même si je me rends compte en terminant ces lignes que tout le monde en a déjà parlé depuis deux mois, autant en remettre une couche pour les trois retardataires du fond.
Pauline : l’exposition Jean-Marc Vallée : Mixtape au centre PHI
Crédit photo: Judy Servay/Centre PHI
Une exposition (gratuite !) sur l’un des cinéastes québécois les plus marquants de sa génération, autant dire qu’il n’y avait pas à hésiter longtemps. L’exposition, présentée jusqu’à début mai à Montréal, ville de naissance de Jean-Marc Vallée, est centrée sur son rapport à la musique, complètement indissociable de sa personne et de son cinéma. Découpée en 3 installations principales, ma préférée parmi celles-ci est sans conteste celle où l’on peut « mixer » (cf le nom de l’exposition) par nous-mêmes une chanson marquante dans la vie et/ou carrière du réalisateur avec des petites interviews audio d’ami.e.s, famille ou collaborateur.rice.s. Bien entendu, vu sa filmographie, on ne parle pas de n’importe qui, et on peut donc entendre Laura Dern, Matthew McConaughey, Reese Witherspoon, Denis Villeneuve, Vanessa Paradis et tant d’autres évoquer leurs souvenirs musicaux et cinématographiques avec Jean-Marc Vallée, tristement décédé en 2021. Une exposition bien pensée et très émouvante, qui nous rappelle de regarder ses œuvres et que faire des playlists à nos proches est définitivement un des langages de l’amour.
https://phi.ca/fr/evenements/jean-marc-vallee-mixtape/
Bonus :
Même si le cinéma a été bon en mars, nos vrais coups de cœur sont bien évidemment les quinquennats et septennats requis pour Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy. On se retrouve fin avril pour la suite !