Séries Mania : Interviews avec Tigran Rosine et Enzo Croisier (La Famille Rose)

Comme chaque année, OCS débarque dans la compétition française de Séries Mania avec l’OVNI de la bande, et fait comme l’an dernier la place à la série de genre. En 2024, le thriller paranoïaque s’invitait en sélection avec Homejacking, l’histoire d’un braquage à domicile qui se révélait progressivement ne pas être ce qu’il était réellement. Co-créateur de Homejacking, le showrunner Tigran Rosine fait rebelote cette année avec La famille Rose, également présentée en compétition, qui explore le genre de manière radicalement différente. Sa nouvelle série lorgne ici vers l’horreur, à travers l’histoire d’une famille de cannibales qui, en s’arrêtant dans un petit village du centre de la France, ravive les souvenirs de leur précédent passage meurtrier sept ans auparavant. Sous son apparente légèreté, La famille Rose déroule progressivement un programme plus sérieux qu’il n’y paraît, témoin d’une envie de ne pas masquer ses limites de budget sous des montagnes de second degré distancié. Suite à l’accueil chaleureux reçu lors de la présentation de ses deux premiers épisodes à Lille, on a pu discuter avec Tigran Rosine et le réalisateur de la série, le jeune Enzo Croisier, 25 ans, repéré par des courts-métrages qui lui avaient valu de rencontrer l’un des noms les plus influents de la fiction de genre actuelle, Jordan Peele.

Le pitch de La Famille Rose : Lorsqu’une famille se retrouve coincée dans un charmant village, une série d’événements pour le moins inhabituels déclenche une enquête qui menace de les diviser et d’exposer leur terrible secret : ils ne peuvent se nourrir que de chair humaine.

Tigran, vous êtes de retour à Séries Mania après y avoir présenté l’an dernier Homejacking, qui était déjà une série de genre, bien que très différente dans le ton. Qu’est-ce qui vous attire autant dans la question de traiter la fiction de genre, pourtant assez mal représentée dans la fiction française ? 

Tigran Rosine : Je trouve que le genre c’est une manière de légèrement décaler le point de vue, pour le cas de La Famille Rose. Cela permet de raconter des histoires simples, humaines, en faisant un simple pas de côté. En tant que spectateur, le genre me permet de recevoir ces histoires avec plus de force. Je suis assez mal à l’aise avec le drame réaliste. Je le respecte, mais je ne sais pas le recevoir. J’ai besoin de ce décalage. Formellement, ça permet des choses, la fiction doit permettre de réfléchir et de s’évader.

Donc là, cette fois-ci, vous choisissez vraiment de vous orienter plus vers l’horreur au sens traditionnel du terme… 

TR : Je préfère dire l’horrifique, ce qui correspond plus à la série que le terme d’horreur.

Et l’horrifique ici s’incarne à travers la figure du cannibale. Qu’est-ce qui vous attire dans cette incarnation de la monstruosité par rapport aux autres ?

TR : Le représentation du cannibalisme produit quelque chose de très fort au niveau de notre humanité, parce qu’elle touche directement à l’alimentation et à notre besoin de survivre. Le paradoxe, parce que le personnage de Bernard (Arthur Dupont) dit à un moment donné, “pour qu’on puisse vivre, d’autres doivent mourir”. Cette métaphore m’a profondément marqué. L’être humain a survécu en dominant et il survit en provoquant la mort de beaucoup de choses et beaucoup d’animaux autour de lui. Et puis ça questionnait aussi le sujet du destin de la planète : comment on fait, avec une planète limitée et une population en surdéveloppement ? Dans les recherches que j’ai menées, j’ai vu que c’était des questions qui se posaient, des tabous qui sautaient. On ne parle pas évidemment de manger des vivants, mais de manger des morts, par exemple, pour pouvoir subvenir aux besoins de l’humanité. 

Soleil Vert n’est plus si loin que cela finalement.

Exactement, aussi terrifiant que ça puisse paraître.

Tigran Rosine, créateur de La Famille Rose

Enzo, comment s’est passée votre rencontre avec Tigran ? Et comment avez-vous abordé le fait de travailler avec un showrunner, ce qui est quelque chose de nouveau pour vous ?

Enzo Croisier : Mon agent m’a permis de rentrer en contact avec les producteurs Mathieu Van de Velde et Benjamin Bouquet, qui m’ont pitché l’idée de la série. Et ça sortait de tout ce que j’avais pu faire ici, car je n’aurais jamais imaginé écrire une œuvre de cannibales.. Et pourtant j’adore les films sur le cannibalisme comme Bones & All, Barbaque ou The Green Inferno. Ensuite, il y a eu les premières rencontres avec Tigran, et les premiers tours de casting. J’ai dû apprendre à faire un mood board, j’étais novice, j’avais tout à apprendre à 24 ans. Je suis arrivé avec la vision de ce que je voulais faire en fait à tout prix et je pense que c’est ça qui a dû marquer Tigran et Mathieu. Au départ, j’étais un peu à contre-courant de la vision de Tigran : je voyais quelque chose de plus lumineux à certains passages, mais de moins comique à certains autres passages. C’était la première fois où j’ai senti que ce que je faisais devenait un job. Ensuite pour le stade du casting, j’ai pu choisir tous mes comédiens et on m’a suivi de A à Z, que ce soit Tigran ou la production, ils m’ont vraiment épaulé sur les choix qui étaient plus dans ma vision.

Jusqu’ici vous aviez principalement réalisé des courts métrages. Quel enjeu cela représente pour vous de passer d’un format à un autre, de passer d’un format à une celui d’une série en six épisodes ?

EC : C’était assez paradoxalement cool, c’était comme un saut dans le vide. J’ai rarement peur de l’inconnu, même si je ne savais pas trop dans quoi je m’engageais. Mais il fallait passer quand même 2 minutes 20 pour mes premiers courts-métrages à 6 fois 42 minutes. Du coup, ça a été un anti-stress. Je savais que j’avais une base très solide, à savoir les scénarios, les personnages qu’on me demandait de filmer, et un cast auquel je croyais dur comme fer. Ensuite, c’est vraiment la passion qui a parlé : passer de trois à quatre mille euros de budget à deux millions, c’est un peu un gap, je dois reconnaître. Mais en même temps, 2 millions, c’était assez serré comme budget. D’un côté, ça nous offre une liberté artistique folle, donc ça, c’était cool. Mais que le budget soit de 2 ou 10 millions, on doit toujours garder un goût pour le système D sur une série comme celle-ci.

La série travaille le genre horrifique en effet mais elle hybride aussi les genres en creux : c’est une enquête policière, une histoire familiale, et même un conte sur certains aspects. Quel plaisir trouve-t-on à l’écriture à jouer avec les codes des genres, à hybrider les formes ? 

TR : Le point d’entrée, comme vous le disiez tout à l’heure, c’est que ce genre-là n’est pas très bien représenté. Mon obsession, c’était de le rendre recevable, et l’hybridation a été une première technique pour le rendre recevable. J’aime qu’il y ait des points d’entrée à plusieurs endroits dans mes fictions. C’est aussi s’offrir la possibilité de dérouter en permanence le spectateur, de le faire entrer par ici, le faire ressortir par là, et de toujours quand même l’emmener sans arrêt en avant. C’est un défi technique d’auteur, de créateur de séries et un plaisir de spectateur, créer des fictions dans lesquelles on est attrapé au début et on est captif, on ne peut plus ressortir après.

EC : J’adore le mélange des genres, qui est déjà au cœur de mes précédents courts-métrages. J’adore les films où on m’amène sur un chemin et où d’un coup, on se retrouve à prendre la porte de droite ou de gauche sans que ce soit prévu. Quand je suis arrivé sur le projet, il y avait un ton parfois plus grotesque ou burlesque sur certains personnages, certaines répliques. Sauf que la comédie, je trouve ça très difficile à écrire et à mettre en scène. Il y a un rythme, une rythmique de dialogue, de direction d’acteur et de montage très particulière. Petit à petit, on s’est mis d’accord avec Tigran pour amener plus de sérieux, avec le côté horrifique du body horror. Et avec le recul, ça nous a permis de rendre un peu certaines situations plus drôles qu’elles ne l’étaient au départ. Moins que des situations burlesques et grotesques, on voulait des situations rocambolesques. Il y a une fine frontière entre les deux, et je ne voulais pas que l’on ait face à nous des personnages fonctions qui sont drôles seulement pour être drôles. Je voulais que derrière le cynisme, voire l’humour noir, les situations paraissent réelles. Quand ils tuent quelqu’un, ils le tuent vraiment ; quand ils le bouffent, ils le bouffent vraiment, y compris dans les aspects les plus crus.

Pour poursuivre cette question de la porte d’entrée pour le grand public, se pose aussi rapidement la question de la représentation du sang, du gore car la série est quand même assez sanguinolente. Comment on concilie cela avec un canevas de série qui peut être aussi une histoire familiale ? 

TR : Déjà, il faut dire qu’on a eu des possibilités éditoriales qu’on ne peut avoir nulle part ailleurs, c’est très clair. Travailler avec OCS et Ciné+, c’est travailler un labo d’expérimentations, et c’est indispensable dans le paysage audiovisuel d’avoir des labos comme celui-là. Sur n’importe quelle autre chaîne, on nous aurait mis tout de suite des limites, qui pourraient être d’ailleurs tout à fait compréhensibles. Mais là on avait l’occasion de pouvoir aller chercher un public plus traditionnel et en même temps attraper le public des vrais fans de genre. Ensuite, pour ce qui est du degré de sang, d’hémoglobine, de fluides, je le conçois comme un jeu d’enfant qui va mettre ses doigts dans la gadoue. Et je pense que comme l’approche est enfantine, ça la rend plus recevable par tout le monde, car ça nous donne envie de frissonner. Et c’est ce que j’ai ressenti à la projection, pendant les moments un peu sanglants.

Enzo Croisier, réalisateur des six épisodes de La Famille Rose

La famille Rose a recours à des effets pratiques autant que des effets numériques. Vous vous permettez d’utiliser des prothèses et pas uniquement de tout faire en VFX. Quel défi technique et logistique cela représente-t-il dans l’économie de tournage d’une série qui doit être tournée en 5 ou 6 semaines maximum ?

EC : C’était une vraie volonté de mon côté. Je voulais absolument qu’on ait des effets pratiques, déjà pour une simple question de réalisme. Les VFX, ça coûte beaucoup plus cher et dans le timing de tournage qu’on avait, c’était impossible. D’ailleurs les effets pratiques, c’était pas possible à l’origine. Mais heureusement le studio Accurate Dream est arrivé en force majeure. Ils ont abattu en trois semaines un travail qui leur prenait d’habitude deux à trois mois. Rien que le corps moulé qu’ils ont construit a coûté plus de 20 000 euros pour obtenir des poils réalistes, la bonne pigmentation de la peau. Ce que j’adore avec les MFX, c’est que c’est quelque chose qu’on peut toucher en fait, tout simplement, avec lequel on peut interagir. Pour moi et pour les acteurs, c’est très important, de ne pas avoir simplement une tête vaguement reconstituée sur fond vert.

TR : L’envie de travailler avec des prothèses était un indispensable dès le début du projet. Elles offrent un effet de matière qui est beaucoup plus intéressant que n’importe quel VFX existant. Les prothèses ont été tellement importantes dans l’économie de la série que Franck Dubois, le directeur des effets spéciaux, est devenu coproducteur de La famille Rose, pour permettre d’avoir la possibilité de montrer leur savoir-faire. Pour arriver à un résultat qualitatif à tous les niveaux, il faut qu’il naisse d’un travail collectif, car à chaque niveau de la production, on retrouve des contraintes. Dès l’écriture, on doit penser au fait qu’on écrit une fiction parfois fauchée, mais sans que cela se voie. Évidemment la contrainte est excitante au départ mais quand on se retrouve confronté directement au fait qu’il n’y a pas tant d’argent, comment on fait pour que l’on continue à ce que l’expérience soit jouissive quand même ?

On parlait de cette multiplicité de genres. Elle apporte une forme de générosité dans l’écriture, qui fait souvent surgir chez le spectateur des références directes ou indirectes auxquelles il ne s’attend pas forcément. Par exemple, je n’ai pas pu m’empêcher de penser en voyant ces Tupperware de viande humaine, à une série comme iZombie. La séquence où la gendarme en charge de l’enquête (Lou Adriana Bouziouane) mange sa tarte aux pommes, on pense à Rooney Mara dans A Ghost Story. Plus que de savoir si ces références sont voulues ou pas, j’aimerais savoir quelle place prend le jeu sur la référence dans le processus d’écriture ? 

TR : Comme toujours certaines références sont conscientes, d’autres inconscientes. Quand on travaille sur des fictions de genre, on baigne là-dedans, on est sans arrêt en train de se nourrir de tout ce qui se fait. Vous parlez de ces Tupperware par exemple : j’ai notamment pensé à iZombie quand j’ai compris que le spectateur avait besoin de souffler dans cette série, et donc on avait besoin d’humour pour respirer, tout en refusant la facilité d’en faire une pure comédie. On voulait éviter que l’humour désamorce le reste et qu’il reste impactant, qu’il nourrisse le thriller avec de l’inspiration. Ce que je peux en revanche vous dire, sans trop spoiler, c’est que ces références sont tout sauf gratuites. Si la série s’ouvre sur une histoire de lapins par exemple, ce n’est pas pour rien.

EC : Pour l’anecdote, j’adore le travail de Guy Ritchie même s’il n’a jamais trop travaillé dans le domaine de l’horreur. Mais pour la séquence d’ouverture, je me suis beaucoup inspiré de Sherlock Holmes et de la scène où Robert Downey Jr. court dans la forêt. C’est une scène où on danse à travers son point de vue, rythmée par sa respiration, tout est comme assourdi autour de lui. Quel que soit le travail sur le genre, à travers ce qu’ont pu apporter Coralie Fargeat, Jordan Peele et surtout Ari Aster, j’adore que la caméra parle par elle-même. Et j’ai eu la chance qu’on me laisse faire certains plans que j’aime beaucoup, comme le plan retourné dans le pilote.

La série construit une partie de son identité sur ses décors, et sur l’opposition entre le minivan de la famille Rose, un endroit chaleureux et plein de vie, et ce village comme figé dans le temps, presque un village qu’on s’imagine sur le point d’être envahi par les zombies, d’une série de zombies.

TR : Le village, c’est le personnage caché de cette histoire. Le côté gris du village, c’est le retour du refoulé d’une affaire qui a couvé pendant sept ans. Les Rose y étaient passés, et il y a eu un meurtre, même si pour eux ce n’est pas vraiment un meurtre.

EC : Le village est un personnage à part entière. On avait l’aide de la région Centre-Val-de-Loire, on devait tourner donc plus ou moins dans la région de Tours. On ne voulait surtout pas quelque chose d’urbain, de grisâtre. Je voulais de la couleur pour contrebalancer la noirceur du récit. Parler de noirceur peut paraître un peu bizarre par rapport à comment la série débute, mais plus on avance avec les personnages, plus le ton va se dramatiser. Pareil pour le bus, qui est lui aussi un personnage à part entière. Magalie, la décoratrice en chef et toute son équipe ont créé une vraie maison ambulante. Enfin il a un dernier décor tout aussi important, c’était celui de la casse. Je ne voulais pas une casse brute, urbaine, je voulais un endroit où la nature existe.

Quel plaisir y a-t-il à imaginer et réfléchir autour du code moral d’une famille cannibale ?

TR : C’était pour moi la question essentielle : comment une famille peut-elle faire pour se nourrir de chair humaine ? Ils ont leurs règles, leurs méthodes, ils font attention, ils essayent de rendre ça éthique. Cette famille n’est pas morale, elle est éthique. Pourtant, ils restent des gens qui tuent régulièrement pour se nourrir. Pour ces gens, les humains restent fondamentalement de la nourriture. Ils ne peuvent pas créer de lien avec. On ne peut pas être ami avec une vache et manger une entrecôte de cette même vache derrière. L’idée de la série, c’est de s’intéresser à cette prise de conscience pour cette famille : à un moment donné de leur histoire, ils vont être percutés par les conséquences énormes de la mort d’une seule de leurs victimes. Une victime qui à ce moment-là a fait imploser un village entier, ce dont ils étaient parfaitement inconscients. Mais aussi, c’était important de garder des perspectives de prolongation de cette série. C’est-à-dire, à un moment donné, est-ce que c’est réparable ou pas ? Est-ce qu’on peut soigner ce village ? 

La série ne cache pas la métaphore qu’elle file : c’est à la fois une réflexion sur le carnisme, mais pas uniquement. On peut aussi voir La Famille Rose comme une série sur l’accueil d’une famille itinérante aux modes de vie et croyances différents de ceux de la population du village sur lequel ils s’installent. 

TR : La série évoque bien sûr en creux la question du bien-être animal par exemple, ces discours sur le fait qu’il ne faut pas faire souffrir les animaux, sinon ça génère des toxines et la viande devient viciée par exemple. En tout cas pour moi c’était très clair que comme je voulais qu’on aime ces gens et montrer que moi je les aimais. Il fallait qu’on rende leur fonctionnement acceptable, presque l’humaniser le plus possible. Mais en fin de compte toutes ces règles visent à prendre en considération leur proie avant tout pour pouvoir se regarder eux-mêmes. Ce dont cette famille manque avant tout, c’est de lien. Leur système les oblige à fonctionner en vase clos. Mais en fait, dès le début de la série, on voit que ce système englobe tout. Et que ce qui leur manque, et qui leur est inaccessible, c’est une vie sociale, avec tout le conflit que ça génère.

La famille Rose, de Tigran Rosine avec Shirine Boutella, Arthur Dupont, Capucine Valmary, date de diffusion prochaine sur OCS encore inconnue

About The Author

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.