Albert Serra, le trublion espagnol préféré de nos cinéphiles préférés est de retour. En 2022, le réalisateur de Liberté et La mort de Louis XIV se faisait connaître de la cinéphilie plus grand public avec Pacifiction, Tourment sur les îles, film à superlatifs porté par la performance gargantuesque (en voilà un premier) d’un Benoît Magimel monumental (en voilà un deuxième) qui allait rafler son deuxième César consécutif du meilleur acteur. Une œuvre vertigineuse de trois heures, aussi captivante qu’éreintante, qui égratignait le néocolonialisme des puissances occidentales contemporaines et ne laissa pas grand monde indifférent. Un film à l’image de son réalisateur, excessif, souvent irritant, mais encore plus souvent virtuose.
Aussi n’était-ce pas une si grande surprise que de voir le provocateur cinéaste catalan se frotter pour son prochain film, cette fois-ci sous la forme du documentaire, à un sujet polémique de longue date : la corrida. Ou plutôt à la figure du torero matador, celui qui, après son face-à-face avec le torero, donne la mort à l’animal. La plus haute figure de la tauromachie qui est aussi la plus contestée par les opposants à la corrida, dénonçant de longue haleine les exactions cruelles dont sont victimes les animaux dans l’arène.
Quoi de mieux pour inspecter la figure du toréador intemporel que de se confronter au plus célèbre d’entre eux? Dans Tardes de Soledad, Albert Serra suit le quotidien du torero péruvien Andrés Roca Rey, le Lionel Messi des corridas, star mondiale de la discipline. Gueule d’ange, regard perçant, Roca Rey est la nouvelle rockstar qui a fait redécouvrir la tauromachie à une nouvelle génération, au point de racheter pour plusieurs millions d’euros il y a quelques années La Consentida, une luxueuse villa de Gerena en Andalousie aux héritiers d’un certain William Randolph Hearst, magnat des médias qui inspira le “Citizen” Charles Foster Kane d’Orson Welles.
Autant que l’art de la tauromachie, c’est aussi la personnalité de Roca Rey et sa célébrité inhabituelle qui attire le regard de Serra et constituent le point de départ de Tardes de Soledad. Ces “après-midis de solitude” semblent au premier abord un peu contradictoires puisque les nombreux récitals du torero péruvien s’effectuent dans des arènes remplies de spectateurs chauffés à blanc, des spectateurs que l’on ne verra pourtant jamais à l’écran. Car Serra se concentre avant tout sur le ballet mortifère qui lie l’homme à l’animal, filmé de façon frontale, crue et sanglante, n’épargnant rien des blessures à vif infligées par les hampes des picadores plantées à même la chair. La soledad en question, c’est celle du matador seul aussi bien dans l’arène qu’en-dehors, escorté comme dans une bulle par un aréopage de courtisans ridicules, rivalisant de compliments boursouflés pour flatter l’ego de la star.
Tauromachisme
La principale qualité de Tardes de Soledad est qu’Albert Serra fait suffisamment confiance en l’intelligence du spectateur pour aller y chercher ce qu’il veut savoir de ce qu’est véritablement la corrida d’aujourd’hui. A travers la répétition, quasi ad nauseam, d’une scénographie resserrée, le cinéaste souligne le perfectionnisme obsessionnel de Roca Rey, sans jamais sombrer dans la distanciation ironique à laquelle on aurait pu s’attendre de sa part. Il y a évidemment dans la tauromachie quelque chose de profondément cinématographique, particulièrement dans la gestuelle si particulière qui a fait le succès d’Andrés Roca Rey. Ses mimiques quasi simiesques, ses grimaces déformant son visage poupon, s’opposent à la grâce de ses mouvements de ballerine, illustrant bien le mélange de bestialité et de sophistication qui fascine tant Serra.
Tardes de Soledad n’a pas besoin d’être un portrait à charge pour être édifiant : le trouble qui s’empare du spectateur n’en devient que plus viscéral encore. Plus encore, le film démonte quelques-unes des narratives historiquement avancées par les défenseurs de la corrida, notamment sur la prétendue noblesse du lien qui unit le torero et la bête chassée. Le cérémonial de chaque “après-midi de Roca Rey”, c’est aussi celui des tombereaux d’insultes qui pleuvent en quantité astronomique pour parler des taureaux abattus dans l’arène. Le taureau n’est jamais présenté comme une bête noble mais comme un “hijo de puta” (“fils de pute”), un “cabron” (“connard”) voire comme un “maricon” (“un p*d*”). L’un des picadores, dans une énième saillie vulgaire, dit même que dans la tauromachie, “on chie sur les morts”.
Comme à travers le De Roller de Pacifiction, Albert Serra s’échine à dépeindre le ridicule de la gloriole masculiniste qui entoure les figures d’hommes puissants. Pour flatter l’ego de la star Roca Rey, son entourage ne cesse de flatter un mec qui doit “avoir des couilles pour faire ça”. L’appareil génital de Roca Rey est en deux heures autant lustré que celui de Cyril Hanouna par les chroniqueurs de son émission, dépeignant le portrait grotesques de petits hommes médiocres, qui surjouent une masculinité de pacotille dans des proportions qui font plus rire qu’autre chose. Et ce pourtant sans jamais appuyer davantage sur ce qui ressort déjà comme une évidence à l’écran.
Tardes de Soledad n’est cependant pas qu’une charge comme les toreros couillons obsédés par leur protubérance testiculaire. Paradoxalement, le film a reçu un accueil souvent bienveillant de la part des pro-corridas, malgré le portrait peu flatteur qui y est globalement fait de la discipline. Notamment parce qu’Albert Serra trouve en Andrés Roca Rey une figure, un personnage particulièrement fascinant tant il semble impénétrable. Taiseux, comme imprégné d’une discipline de fer, ignorant tout du cirque médiatique boursouflé qui l’accompagne, Roca Rey est souvent filmé comme un homme seul, en retrait du monde et des autres, comme investi d’une mission christique (la tauromachie étant fortement imprégnée d’une culture catholique, il passe son temps à se signer). Il est souvent difficile, voire impossible, de se projeter sur ce personnage fuyant, regardant dans le vide, se laissant agripper par son assistant pour lui enfiler ses guêtres dorées dans une pure scène de comédie burlesque.
Roca Rey ne parle jamais de noblesse ou de grandeur pour évoquer son art : il lui préfère à de nombreuses reprises le terme de “vérité”. Le combat à mort contre le taureau (il y échappe, impassible, à plusieurs reprises dans le film), c’est une quête de vérité selon lui. Quelle vérité? Même Albert Serra semble ne pas le savoir. Mais c’est la seule chose qui anime cet anti-héros de cinéma, qui ne semble même pas s’émouvoir du portrait par toujours très amène de lui qui est en train de se tourner. Nul doute que la radicalité jusqu’au-boutiste de ce personnage est la clé de la recherche entreprise par Serra. C’est en tout cas ce qui fait la beauté carnassière de Tardes de Soledad, film tout en dissonances à l’image de sa scène finale, dans laquelle l’harmonie musicale se déforme peu à peu jusqu’à ne plus devenir qu’un écho lointain.
Tardes de Soledad d’Albert Serra avec Andrés Roca Rey, sortie en salles le 26 mars