La chambre d’à côté : une mort à soi

Pedro Almodóvar est connu pour son appartenance à la Movida, un mouvement de renouveau culturel espagnol qui peut se traduire par « fête ». Et son œuvre semble en être parfaitement représentative, tant on associe son style à des couleurs vives, de l’érotisme joyeux, des personnages un peu hystériques qui parlent et vivent très fort. De l’exubérance joviale à l’exubérance des soap operas il n’y a cependant qu’un pas, et dès ses débuts il lui arrivait de jouer avec les codes du mélodrame. Les années 2000 ont marqué un tournant avec des émotions toujours aussi expansives mais des sujets durs et sombres, et ses deux films précédents, Dolor y Gloria et Madres Paralelas, sont plus sobres et tristes que jamais. Ce n’est pas le pitch de sa dernière sortie La chambre d’à côté qui va inverser la tendance : Ingrid retrouve sa vieille amie Martha dans une chambre d’hôpital, atteinte d’un cancer à un stade avancé… Pour son premier long métrage en anglais et après plus de 40 ans de carrière, Pedro a-t-il définitivement cédé à la mélancolie ?

Même si la mort, la vieillesse et la maladie semblent être les questions les plus pressantes désormais pour ce réalisateur de 75 ans, Pedro Almodóvar est encore loin d’être devenu Lars von Trier. Cette adaptation d’un roman de Sigrid Nunez est certes poignante parce qu’elle nous confronte à la fin de la vie du personnage de Martha, qui souffre d’une maladie incurable et douloureuse. Mais jamais un film sur le cancer n’aura été aussi chaleureux, lumineux et plein de joie. Formellement déjà, le Castillan n’a pas plus perdu son goût pour les couleurs que son goût pour la vie. Comme de coutume les intérieurs qu’il filme ont tous une déco à se damner, et ses actrices Julianne Moore et Tilda Swinton sont affublées de la plus belle parade de lainages de couleurs vives jamais assemblée sur grand écran. Elles rejoignent la longue liste des muses d’âge mûr mises en valeur par le réalisateur, et flottent gracieusement dans une opulence élégante, faite de matières nobles, de mobilier et de vaisselle raffinés, et de rouges à lèvres éclatants.

Pedro Almodóvar n’est certes pas exactement naturaliste, et jouit sûrement de la myopie confortable d’un artiste à succès. Ainsi ses personnages – une autrice et une ancienne photographe de guerre – évoluent contre tout principe de réalité socio-économique dans de gigantesques appartements new-yorkais avant de louer une maison à l’architecture incroyable remplie d’oeuvres d’art de renom. Mettre en scène un quotidien aussi cossu et agréable n’est pas gratuit, tant du point de vue pécuniaire (malheureusement) que de l’utilité pour le récit. Il accorde du temps aux repas gourmands, aux routines coquettes, aux vies bien remplies de ses héroïnes. Le soin donné aux décors et aux costumes, aux DVDs dans la bibliothèque de leur maison de location et aux tableaux pendus à ses murs, prend tout son sens dans un rapport hédoniste, visuel et tactile au monde. Grâce à la beauté, grâce aux détails concrets d’un transat ou d’un bouquet, il fait appel à nos cinq sens, et souligne ainsi leur importance dans notre rapport à l’art, à la nature, à l’autre… Martha est mourante, elle veut profiter au maximum, se consacrer à ses activités favorites en compagnie d’une de ses personnes préférées, le tout dans un lieu magnifique. Balades en forêt, délicieux café du matin, soirée film avec sa bestie et lecture au bord de la piscine : voilà sa manière de YOLO et treat yo’self – mais n’est-elle pas un peu similaire pour nous tous.tes ? (Avec ou sans James Joyce, tout le monde n’est pas maxi intello gros cerveau Tilda Swinton).

Il s’agit de nous inspirer, sûrement, comme elle inspire Ingrid qui l’accompagne à savourer le temps qu’il leur reste ensemble, le temps dont cette dernière bénéficiera après son départ. Elle éclaircit pour son amie des parts de son passé, évoque ses amours, sa famille, ses déceptions et accomplissements, sans amertume et presque sans regrets. Mais c’est leur relation à elles deux qui est centrale, une amitié comme on en voit peu, comme une sublimation du désir de connexion, de lien, propre à l’être humain. Elle trouve en Ingrid le témoin parfait, et à ce titre ce deuxième personnage manque peut-être un peu de sa propre profondeur, tout entier consacré à accompagner, recevoir et réagir aux tribulations de Martha. Une personnification du care, en somme, d’autant plus touchante qu’on ne perd pas de vue ce qu’il lui en coûte, combien le deuil va lui peser. Renouer avec son amie est autant un privilège qu’une malédiction, tant leur intimité regagnée in extremis risque d’aiguiser la douleur du manque. En tant que spectatrice et autrice effrayée par la mort, elle est peut-être le relais autant de l’audience que du réalisateur, notre moyen et le sien d’amadouer l’inéluctable et le rendre supportable. La plupart des êtres humains ne peuvent qu’aspirer à mourir avec quelqu’un d’aussi bienveillant dans la pièce voisine.

Pedro évacue la majeure partie de la charge morale et politique de l’euthanasie ou du suicide pour se concentrer sur une dimension transcendante, ce qui lui est permis dans le contexte de ses personnages aisés, déterminés et réfléchis. Le débat ne porte pas tant sur le choix et l’acte de Martha que sur la capacité d’Ingrid à les subir, et le reste n’est qu’une question de délai. Qu’a-t-on jamais vraiment d’autre que du temps, et une conscience ? Les consacre-t-on – individuellement, collectivement – à ce qui compte le plus ? Après s’être retourné sur son propre passé et celui de son pays dans ses deux long-métrages précédents, Pedro Almodóvar trouve sur un nouveau territoire, avec ses splendides actrices, de nouvelles réponses aux questions existentielles qui le hantent sûrement au crépuscule de sa vie… Et nous les offre généreusement, avec tout le lyrisme et toute la sagesse dont il est capable. La chambre d’à côté nous invite à réenchanter la vie et la perception qu’on en a, avant qu’il soit trop tard : une vraie bonne résolution cinématographique.

La chambre d’à côté, un film de Pedro Almodóvar, avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro, sortie le 8 janvier 2025

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