Dans le froid de l’hiver de janvier, au milieu d’un calendrier de sorties toujours plus chargé, il y a parfois des films qu’on a plus envie de porter que d’autres. Cet hiver, ce fut le cas pour Hiver à Sokcho, premier long métrage du cinéaste Koya Kamura, qui adapte le roman éponyme d’Elisa Shua Dusapin publié en 2016. Hiver à Sokcho relate la rencontre, dans une auberge de la ville sud-coréenne entre Soo-ha (Bella Kim), jeune coréenne francophone abandonnée par un père français qu’elle n’a jamais connu, et Yann Kerrand (Roschdy Zem), dessinateur français de romans graphiques venu sur place trouver l’inspiration qui le fuit. Derrière cette prémisse, Hiver à Sokcho cache un Lost in Translation qui n’en est pas un, et dépeint l’histoire d’une rencontre qui ne s’opère jamais réellement entre deux individus qui n’arrivent jamais totalement à communiquer leurs frustrations et leurs espoirs l’un avec l’autre. Film d’une étonnante maîtrise et d’une infinie douceur, Hiver à Sokcho fut l’une des révélations du dernier Arras Film Festival au mois de novembre dernier, festival au cours duquel Cinématraque a pu s’entretenir avec le réalisateur et l’actrice principale d’un des films français à surveiller en ce début d’année 2025.
Comment avez-vous découvert le roman d’Elisa Shua Dusapin et qu’est-ce qui vous a séduit au point de vouloir le porter sur grand écran ?
Koya Kamura : C’est arrivé un petit peu par hasard dans ma vie. Je travaillais sur un autre projet, j’étais en pleine écriture d’un projet sur lequel je m’enlisais un petit peu. C’est un projet qui parlait d’évaporation, un phénomène typiquement japonais de disparitions volontaires de gens qui quittent leur vie, leur famille, leurs enfants, leurs femmes, leurs maris, du jour au lendemain. Et quand mon producteur a vu que je m’enlisais un petit peu là-dedans, il m’a parlé d’Hiver à Sokcho et m’a conseillé de le lire. Je l’ai lu un peu par politesse à ce moment-là parce que je voulais me concentrer sur mon film. Mais en le lisant, j’ai découvert un peu le contre-champ de l’histoire que j’ai essayé de raconter dans mon autre film, à travers le personnage de Soo-ha, qui était une jeune fille qui avait été, elle, abandonnée par un père qui avait tout quitté. Et ça a été comme un déclic chez moi, d’autant plus que le roman était très visuel. Dès la lecture, j’avais vraiment les plans en tête, les odeurs de la street food, l’ambiance des petits restos dans la rue, la moiteur, le froid, la vapeur, tout ça.

Bella, qu’est-ce qui vous a séduit en premier lieu dans le personnage que vous incarnez ? Est-ce que c’est un personnage dans lequel vous vous êtes reconnue ou que vous aviez envie d’explorer différemment ?
Bella Kim : En fait, je pensais que j’avais beaucoup de similarités avec elle. Lorsque le producteur coréen du film m’a demandé de passer le casting d’Hiver à Sokcho, j’ai été étonnée parce que moi-même j’ai grandi à Sokcho quand j’étais petite. J’ai trouvé le roman et j’ai lu tout d’une traite. Ça fait à peu près 10 ans que j’habite en France, mais j’ai une double culture coréenne et française. La quête d’identité de ce personnage, c’est ce que j’ai vécu dans toute ma vie. Je voulais vraiment m’exprimer ce personnage par mon corps, ma voix et à travers moi.
Le film est évidemment une histoire humaine, mais qui porte avec elle une dimension politique indirectement à travers le personnage de Soo-ha qui subit le poids des diktats de la société sud-coréenne. Le film aborde frontalement le sexisme intériorisé chez les femmes sud-coréennes, particulièrement dans la cellule familiale. Quelle importance cela revêt pour vous Bella de pouvoir parler de ce genre de sujets dans un film comme celui-là ?
BK : Je suis mannequin, donc évidemment j’ai toujours été confrontée à la question de ce que c’est que d’être belle, d’être consciente de sa beauté. Avec le temps, j’ai su faire la quête de mon corps, la quête de ma tête. Quand j’ai lu le scénario, je me suis retrouvé dans certaines luttes de Soo-ha. Par exemple, j’ai connu des périodes de troubles alimentaires, donc je comprenais son sentiment que pour elle, manger c’est avant tout remplir son ventre, ce n’est pas combler sa faim mais juste remplir un truc vide à l’intérieur. Filmer ce genre de choses, ça me permet de me sentir un peu libre. En tant que mannequin, on doit toujours renvoyer l’image d’une femme forte ; pouvoir jouer un personnage comme celui-ci, en lien avec une autre facette de ma vie, c’était aussi une sorte d’exutoire.
KK : Pour ce qui est de la question politique, je n’avais pas de velléité à proprement parler. Mais comme le dit Bella, toutes ces questions-là sont fondamentalement liées à l’identité, surtout chez les gens de double culture. Qu’est-ce qui fait de nous ce qu’on est ? Est-ce que c’est notre passeport, la langue qu’on parle, la nourriture qu’on mange… Et notre apparence fait aussi partie de ce qu’on est, d’une certaine manière. Je suis franco-japonais, j’ai grandi en France, et je sais que mon visage n’était pas le même que celui d’un Français de Paris. Plus jeune, quand j’étais jeune ado, j’aurais aimé m’appeler Eric, j’aurais aimé porter la moustache parce qu’il y avait les Musclés à cette époque-là. Cette pression sur ce à quoi on est censé ressembler, on la retrouve partout, notamment en Corée. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer que cette injonction a beau ne pas être volontaire, mais elle est partout. Elle existe et je pense que ça va prendre des générations avant de le comprendre et de s’en défaire.

Le film est centré sur la rencontre entre les personnages de Yann Kerrand et celui de Soo-ha. Comment se sont mûris les choix de vos acteurs au casting ?
KK : Roschdy (Zem), c’était pour moi une référence dès l’écriture du scénario. J’avais vu à l’époque Roubaix une lumière, dans lequel je l’avais trouvé formidable. Il dégage quelque chose de très puissant sans même avoir besoin de parler. Mais je n’arrive pas à me dire qu’un acteur de son calibre allait accepter de venir sur un petit film comme celui-ci. Mon producteur m’a poussé à aller au bout de ma démarche et à ma grande surprise il a finalement accepté de faire le rôle. Pour le rôle de Soo-ha, c’était plus compliqué. On cherchait une jeune femme qui parle coréen mais aussi avec un très bon niveau de français. Je voulais qu’elle apparaisse grande à l’image aussi pour plusieurs raisons, presque trop grande par rapport aux conventions de son pays, et je voulais montrer un personnage qui est mal dans son corps. Et surtout je voulais qu’elle soit aussi grande que Roschdy, qui est déjà très grand, pour éviter un sentiment de domination de cet occidental de 50 ans qui arrive en Asie et qui rencontre cette jeune femme de 25 ans. Je voulais que dès qu’on la voit à l’image, on comprenne qu’elle est capable d’être à sa hauteur et de lui rentrer dedans s’il faut. C’est mon producteur coréen qui a découvert Bella sur Instagram. Quand elle s’est présentée au casting pour la première fois, j’ai vu dans sa démarche, dans sa manière d’être, qu’elle avait parfaitement compris le rôle.
BK : J’ai dû te poser deux cents questions!
KK : Elle avait vingt pages de questions, dont la moitié que je m’étais posées moi-même et d’autres questions que j’aurais dû me poser et que je ne m’étais pas encore posées. Donc vraiment je n’avais aucun doute sur sa compréhension du rôle.
BK : La première fois que j’ai lu le scénario, ce que je lisais résonnait en moi de manière personnelle et profonde. Les questions que se pose Soo-ha sur sa vie et son corps, ce sont les mêmes que je me suis posées toute ma vie. Même quand je suis arrivée à Paris, j’étais toujours la plus grande parmi les jeunes femmes coréennes que je connaissais. J’avais toujours la peau un peu plus mate, la voix un peu plus grave, j’avais l’impression de me sentir toujours un peu différente des autres. Quand tu habites en Corée, te sentir différente des autres, ça peut te faire sentir vraiment isolée. Et c’est sur ce genre de sujet que je posais les questions durant le casting.
Hiver à Sokcho est vraiment un film hivernal à plus d’un titre : il est très ouaté, d’une grande douceur dans son regard, un regard porté sur des personnages qui, eux, sont des personnages qui sont comme engourdis par le froid, presque impénétrables. En soi, c’est l’histoire d’une rencontre qui n’arrive jamais vraiment à être totalement une rencontre…
KK : C’est une question qui s’est posée dès ma première discussion avec Elisa, l’autrice du roman. Elle avait déjà été approchée par d’autres producteurs pour adapter son roman en film et il se trouve qu’elle avait décliné à chaque fois. Bien souvent, les producteurs et les metteurs en scène voulaient altérer cette relation très particulière entre ces deux personnages, l’amener plus dans le champ de la romance que de l’intime. Et pour moi, ce n’est pas du tout ce qui ressort de leur dynamique dans le roman. Ce qui me plaisait, ce que je voulais mettre en image, sans trop spoiler le film, c’était montrer ces deux personnages qui sont bloqués dans leur vie à un moment donné, comme l’hiver paralyse une ville. Yann et Soo-ha, ce sont comme deux étoiles qui sont propulsées l’une vers l’autre mais qui ne se touchent pas, mais la gravité de l’une et l’autre les font changer de trajectoire. C’est vraiment comme ça que j’ai pensé cette relation et ces deux personnages pendant toute l’écriture avec mon co-auteur Stéphane Ly-Cuong.
Comme vous l’avez fait remarquer, le roman d’Elisa Shua Dusapin est très graphique, et la ville de Sokcho y tient un rôle prépondérant. Cela pose aussi la question d’investir une ville qui jusqu’ici n’existait que sur papier. Comment s’est passée l’installation à Sockho, et surtout pour vous Bella, qui avez grandi dans cette ville, est-ce que ce tournage vous a permis de redécouvrir une ville que vous connaissiez pourtant déjà très bien ?
BK : Koya m’a permis de redécouvrir la ville de mon enfance. J’ai vécu là-bas pendant cinq ans quand j’étais petite, mais je ne connaissais la ville qu’à travers une seule couche, celle de mes souvenirs d’enfance avec mes parents. Lorsque je suis retournée là-bas pour faire le tournage avec l’équipe française, ça a été une expérience vraiment bouleversante. Pour moi Sokcho, c’était simplement une ville où on vit, sans grande importance. Ce film m’a permis de découvrir une deuxième couche de Sokcho. Ça devenait une autre ville, beaucoup plus belle. Pendant le tournage, je découvrais le Sokcho de l’univers de Soo-ha. Mais après le tournage, dans la soirée, je redécouvrais la ville de mon enfance. C’était comme une forme de sentiment double, une expérience très intéressante.
Une des scènes les plus fortes symboliquement, aussi bien dans le roman que dans le film, se situe dans la zone démilitarisée entre les deux Corées. Comment on s’organise d’un point de vue logistique pour aller tourner dans une zone aussi sensible, et quel sentiment cela vous a inspiré de vous retrouver dans un lieu aussi symbolique ?
KK : J’ai une étrange attirance pour des lieux comme celui-là. Mon premier court métrage, je l’ai tourné à Fukushima dans une no-go zone où on ressentait pareillement le poids de l’histoire, de la grande Histoire. Pour ce qui est de la zone démilitarisée c’était effectivement très compliqué d’avoir des autorisations mais notre producteur sud-coréen a fait tout le travail nécessaire pour avoir ces autorisations. On a réussi à obtenir l’autorisation d’aller filmer là-bas une journée complète, ce qui était presque miraculeux. Ça a été une journée de tournage très particulière. Ne serait-ce que pour accéder à la zone, il y a tout un protocole de sécurité qui est mis en place, avec vérification de l’identité des véhicules et cætera.
BK : La zone démilitarisée est à environ 40 minutes de route de Sokcho. Et une fois arrivés sur place, on a dû faire la queue pour que chaque voiture puisse être contrôlée, parce que toutes les voitures doivent rentrer en même temps.
KK : Sauf que ce jour-là, il y avait une personne qui était en retard par rapport à l’heure du rendez-vous. Et du coup pour pouvoir rentrer, tout le monde a dû attendre et on s’est retrouvés sur le bord de la route, avec nos dix véhicules stationnés et coincés toutes ensemble.
BK : J’avais oublié que c’était aussi immense à l’intérieur. Dans mon souvenir, j’y étais allée avec l’école, mais je ne m’en souvenais pas plus que ça. C’était comme si je visitais la DMZ pour la première fois. Et une fois les portes franchies, on arrive dans un espace vraiment vide, immense, duquel on voyait les forêts de la Corée du Nord de l’autre côté, c’était un sentiment hyper bizarre.
KK : Il y a aussi un observatoire dans lequel on peut voir assez nettement la Corée du Nord. Sauf que du coup on peut y voir aussi les postes d’observation de l’autre côté, et les gens qui nous regardent de ce côté-là, ce qui crée un sentiment vraiment particulier. D’ailleurs le checkpoint qu’on montre dans le film est un peu fantasmé, la plupart des autres checkpoints ne sont pas comme ça. Le vrai checkpoint par lequel on est passés ressemble plus à une barrière de péage entourée de militaires. Mais on a quand même réussi à filmer un des vrais checkpoints de cette zone démilitarisée.
Un des autres lieux symboliques du film, le plus important, c’est bien sûr l’auberge dans laquelle se croisent Yann et Soo-ha. Et je trouve que la manière dont est pensé ce lieu est très révélatrice des relations humaines dans le film. On s’attend à voir une auberge filmée comme un lieu de rencontre, de retrouvailles, de rassemblement. Mais au contraire, ici elle est surtout une galerie de personnages solitaires qui semblent s’échouer sur place. Même la cuisine, qui est omniprésente dans le film, n’a pas du tout cette fonction rassembleuse comme dans le cinéma d’un Hong Sang-soo par exemple…
KK : C’est une super question parce qu’on ne me la pose jamais, alors que pour moi c’est un lieu vraiment primordial dans ce qu’il raconte. Comme vous le dites, c’est un lieu où, notamment en hiver, on a cette sensation d’échouer là-bas. Et en fait ce lieu idéal, il n’existait pas vraiment. C’est-à-dire que l’auberge qu’on voit à l’image, on a dû la composer à partir de quatre vrais décors qui ne sont en réalité pas au même endroit dans Sokcho. Donc on a un peu triché pour que ça ne voit pas à l’image. Pour ce qui est du lieu principal, c’était un grand restaurant désaffecté qu’on a rétréci, retapé, et on a même créé des choses à l’intérieur, comme le passe-plat entre la cuisine et la salle commune. Mais ça nous a permis de concevoir le lieu que je voulais, un lieu qui soit un peu chaotique avec des chemins sinueux, tortueux pour que justement chacun crée un peu son chemin dedans. Le fait que le rez-de-chaussée soit sur deux niveaux, où la cuisine soit en léger contrebas par rapport aux gens qui sont dans la salle à manger, c’était aussi réfléchi. On voulait donner l’impression que ce lieu construit par le personnage de monsieur Park avait évolué avec les années de manière chaotique.
Le personnage de Yann Kerrand est dessinateur de romans graphiques, dans un style qui est proche de celui de l’estampe. Ces estampes, vous choisissez de les incorporer dans votre film comme des intermèdes dans le récit, à travers des séquences d’animation. Pourquoi intégrer l’animation dans un film de prise de vues réelles ?
KK : Déjà, j’avais l’envie qu’on ressente le film plus qu’on ne l’explique. Sauf qu’une intention comme celle-là, c’est très bien théoriquement, mais il faut parvenir à le faire ressentir à l’image. Et le film d’intériorité parle beaucoup de l’intériorité de soi. Et donc il fallait trouver un moyen de donner un aperçu au spectateur de ce qui se passe dans la tête du personnage. Dans un roman c’est plus facile, on utilise des mots, des phrases, des paragraphes, mais au cinéma il faut trouver d’autres solutions. La voix off aurait été une possibilité, mais je ne voulais pas de voix off parce que je voulais retranscrire quelque chose de beaucoup plus brut. Une voix off, ça veut dire qu’on utilise déjà des mots, et donc qu’on a déjà interprété l’émotion ressentie. Je voulais quelque chose de plus organique et donc l’animation pour moi s’est imposée comme une évidence quasiment dès le début.
Hiver à Sokcho de Koya Kamura avec Roschdy Zem, Bella Kim, Park Mi-hyeon, en salles le 8 janvier