Voilà quelques années que le cinéma français essaie d’opérer sa mue par rapport à son désamour de la comédie musicale. Si en coulisses, par l’entremise du CNC, le secteur pousse pour essayer de remettre au goût du jour un genre qui est encore trop souvent c(h)antonné chez nous à l’œuvre du seul Jacques Demy, le public, lui, n’a pas vraiment suivi. Tralala des frères Larrieu, La grande magie de Noémie Lvovsky, Don Juan de Serge Bozon… Les tentatives se sont succédé, avec des résultats souvent très mitigés, et des résultats commerciaux encore moins avenants. Alors que l’année 2024 s’achève, le touche-à-tout Diastème sort du bois pour proposer sa propre lecture du genre avec le facétieusement rétro Joli Joli.
Une belle histoire d’amour dans un Paris de carte postale des années 70 mêlant plusieurs intrigues de cœur, dont une principale mettant en scène le coup de foudre d’un écrivain en panne d’inspiration (William Lebghil) pour la nouvelle starlette du cinéma populaire de l’époque (Clara Luciani, dont c’est le premier rôle d’envergure sur grand écran), malgré les prétentions de son producteur et Pygmalion joué par José Garcia. Avec Alex Beaupain à l’écriture, dans un registre très différent de ses collaborations passées avec Christophe Honoré, Joli Joli est un hommage imparfait mais généreux au genre de la comédie musicale, jouant la carte assumée du délice kitsch. A l’occasion de la présentation du film début novembre au cours de l’Arras Film Festival, nous avons pu rencontrer à l’occasion de deux entretiens séparés Diastème et Alex Beaupain, ainsi que deux des acteurs du film, William Lebghil et Grégoire Ludig, réunis en une interview croisée sur l’une des curiosités de cette fin d’année dans les salles obscures.
Comment est né un projet aussi singulier que celui de Joli Joli?
Diastème : Il y avait à la base l’envie de travailler avec Alex, parce qu’on est amis depuis très longtemps et on n’avait pourtant jamais écrit ensemble. Je voulais aussi retourner un peu vers la musique, un monde d’où je viens. La musique n’a pas toujours été au premier plan dans mes films et je voulais la ramener au premier plan.
Alex, les cinéphiles connaissent depuis longtemps votre travail avec Christophe Honoré . Qu’est-ce qui vous a séduit à l’idée de repartir sur la composition d’une bande-son pour un film musical?
Alex Beaupain : Disons qu’avec Christophe Honoré j’avais l’habitude de mettre en musique des amours malheureuses. Là, Diastème est venu me voir en me disant direct qu’il voulait faire une opérette extrêmement joyeuse qui allait s’appeler Joli Joli. J’ai aimé les films tragiques de Jacques Demy, mais j’aime autant Chantons sous la pluie, donc ça m’a intéressé de partir sur quelque chose de beaucoup plus euphorisant. Au-delà du fait de travailler avec Diastème, je me suis dit que pour une fois les gens n’allaient pas penser que je suis qu’un triste sire! Que je suis capable aussi d’écrire des chansons pour que les gens tapent dans leurs mains, des chansons drôles, même si ça n’exclut pas de faire des chansons d’amour émouvantes. J’avais envie de créer de l’euphorie dans le cadre d’une comédie musicale, ce qui n’était pas forcément mon cœur de métier jusqu’à présent.
Diastème : L’opérette, c’est l’ancêtre de tout dans la comédie musicale, et ça a été inventé en France. En repartant vers ce type d’écriture, il fallait se frotter à ses règles, et c’est vrai que la contrainte est toujours le meilleur ami de l’auteur. Les règles de l’opéra comique sont très simples, il faut que ça soit d’époque, en quatre actes, qu’à la fin de chaque acte il y ait un petit retournement de situation, un cliffhanger comme on dit, et surtout il faut que ça se termine bien. Et souvent, ce sont des histoires d’amour contrarié comme chez Feydeau, Marivaux, ou même Molière. Au moins j’avais le sentiment de ne pas partir complètement dans le vide.

Quel est votre rapport au genre de la comédie musicale?
Grégoire Ludig : La comédie musicale, ça me parle depuis tout petit. Chantons sous la pluie ou Mary Poppins par exemple. On est sur deux films complètement différents, mais ça joue, ça danse, ça chante, il y a quelque chose d’euphorique et de féérique, qu’on retrouve dans Joli Joli. En tant qu’acteurs, participer à des rôles comme celui-là, c’était difficilement refusable, c’est assez jouissif en fait. C’est un genre de film absolu.
William Lebghil : Même dernièrement des films comme Annette de Leos Carax ou même La La Land, j’en suis très très fan. Et j’adore chanter, même si je suis plutôt un chanteur de douche. De pouvoir le faire devant des caméras, de chanter, de danser, c’était un rêve.
Vous avez tous les deux déjà approché la chanson dans certains de vos films, vous dans Yves de Benoît Forgeard, William, ou dans Les Vedettes de votre côté, Grégoire ; mais là vous vous embarquez sur une véritable comédie musicale. Est-ce que cela a suscité chez vous une appréhension particulière à l’idée de passer une étape supérieure dans l’alliance de l’acting et du chant?
GL : Il y a eu une appréhension parce qu’il faut se mettre au diapason. En plus Joli Joli, c’est un film choral, donc on se dit qu’il ne faut pas être le vilain petit canard. Il faut être à la hauteur de tous les super acteurs et actrices qui sont avec nous. Mais après c’était surtout important de profiter du plaisir de se retrouver en studio. On se dit un peu : “Mais qu’est-ce qu’on fout là en fait?. C’est génial, on s’amuse, on en rigole mais c’est vrai que c’était autant de l’excitation que du stress.
WL : De mon côté je ressentais une petit difficulté de passer du jeu au jeu chanté, qui peut être un peu, si j’ose dire, casse-gueule.
GL : Mais disons-le! Disons-le!
WL : Mais en fait, l’amusement reprend vite le dessus. Un film comme celui-là, c’est très agréable, moins stressant, plus enfantin.
Vos personnages restent de vrais personnages de comédie, qui sont rattachés volontairement à des archétypes d’écriture : le poète maudit et l’artiste flamboyant dans le placard…
GL : C’est bien trouvé ça! Flamboyant dans le placard, j’aime bien, c’est très agréable comme formulation!
Est ce qu’il y avait quelque chose de rassurant pour vous de pouvoir vous rattacher à de vrais personnages de comédie?
GL : C’est sûr que le fait d’avoir un personnage clair à défendre nous aide à bien le connaître et à savoir comment l’interpréter. Mais le défi derrière, c’est est-ce qu’on est capable aussi d’apporter sincèrement au personnage par le chant? On peut s’imaginer qu’un personnage chante avec telle ou telle voix, mais après, il fallait que ça colle avec nos facultés. Un personnage de comédie comme un auteur maudit, une petite starlette, un réalisateur flamboyant dans le placard, comme vous dites, ça aide à s’imaginer la façon de bouger, de se déplacer, de jouer la comédie.
Est-ce aussi ce besoin de légèreté qui vous a conduit à vous entourer d’acteurs qui sont quasiment tous des acteurs de comédie?
D : Mes films précédents étaient plus sombres. C’était donc moins évident de travailler avec cette bande de comédiens que j’aime profondément, que j’admire même. Là, non seulement j’avais la possibilité de pouvoir travailler avec eux, tout en leur faisant faire un pas de côté, de les montrer différemment. Le livret de l’opérette, même si ça ne ressemble pas à cent pour cent à une opérette au sens traditionnel, était déjà écrit, lorsqu’on est allé les chercher.
AB : Il y a quand même eu un petit casting qui a été très rapide. J’étais au piano pendant qu’ils chantaient, et je regardais ce qu’ils étaient capables de faire. Mais l’envie profonde de Diastème étaient de travailler avec des acteurs de comédie. Et pour moi aussi ça a été libérateur d’écrire des chansons pour un type comme José Garcia, dont on sait qu’il est à la fois capable d’être extrêmement drôle, mais aussi d’être excellent dans un registre dramatique voire tragique. Et je savais qu’il était capable de chanter une chanson comme sa première chanson, qui est une chanson d’amour désespéré. Quand il est venu passer son casting d’ailleurs, il est arrivé et il m’a dit « Moi, tu sais, je ne sais pas du tout chanter, ce qui m’amuse c’est comme si on me demande de sauter du plongeoir du 10 mètres et que je vais faire un gros plat ». Je lui ai dit que c’était quand même bizarre comme motivation! Mais il est arrivé, il a commencé à chanter la chanson et il s’est mis à pleurer d’émotion. Je me suis dit qu’il me faisait une blague mais c’était authentique. Tous les comédiens que Diastème a choisi sont très drôles mais ils sont capables d’aller à un moment donné vers des incarnations plus dramatiques.

Alex, comment on en arrive à écrire une chanson sur le Code général des impôts? Et plus généralement, comment avez-vous abordé l’écriture de chansons plus légères, ce qui n’est pas forcément un exercice dans lequel on vous connaît beaucoup.
AB : Je voulais vraiment qu’ils chantent les mélodies et qu’ils soient en rythme et qu’ils soient justes, et ils l’ont été ces salopards! Ça réussit à rendre tout beau, surtout les complexités des codes de législature française. J’ai naturellement plus de facilité à écrire des choses tristes ou dramatiques, mais c’était ça qui était amusant dans l’exercice. C’est-à-dire que j’allais chez Diastème, qui me disait maintenant, il faut écrire une chanson comme ça. Il me donnait des exercices, des contraintes. Et il fallait que ça ressemble à une comédie musicale donc il fallait aller chercher quelque chose d’un peu plus écrit mélodiquement et harmoniquement que ce que je faisais d’habitude. J’ai réalisé plein de choses dont je ne me pensais pas capable car Diastème est capable de me pousser. Il a l’air tout gentil comme ça, mais il peut taper du poing sur la table quand il faut!
D : Oui, il y avait cette idée de faire un film un peu à l’ancienne. Et oui, c’est extrêmement drôle à faire. Il fallait qu’on prenne autant de plaisir dans l’écriture, que dans la réalisation. Ça faisait partie du code.
Comment avez-vous travaillé pour donner corps aux chansons composées par Alex Beaupain? Parlez-nous notamment du travail de chorégraphie dans ces décors résolument rétro.
WL : Ça s’est fait très rapidement, dès les premières maquettes, qui étaient déjà chantées. On s’imprimait de la mélodie et il y a eu un gros travail préliminaire en studio. Pour ce qui est des chorégraphies, on a eu la chance d’être accompagné par une super chorégraphe qui s’appelle Marion Motin. Elle nous a un petit peu jaugé, et pas jugé, en fonction de ce qu’on savait faire ou pas, de notre aisance en danse, comment on bougeait notre corps, est-ce qu’on est à l’aise, est-ce qu’on est tout raide… Elle savait capter l’essence du personnage pour s’amuser, sans avoir besoin de nous faire faire des chorégraphies de dingue à la Michael Jackson…
GL : Quoique, est-ce qu’on n’aurait pas été cap de les réaliser ces chorés, entre toi et moi William?
WL : Je me souviens du moment où on est arrivés pour faire les lectures, avec tous les acteurs et il y avait Marion, la chorégraphe, qui nous prenait un peu un par un ou deux par deux. Elle mettait de la musique et elle nous regardait bouger et danser, et elle adaptait ce qu’elle allait faire en fonction de ce qu’elle voyait. Pour nous qui ne sommes pas des danseurs, c’était très rassurant.
GL : D’ailleurs, pour revenir à une question que vous avez posée tout à l’heure, je pense que le stress de ce film, en tout cas, était moins sur le chant que sur la danse, et le fait de danser, de mémoriser les pas, les mesures, la labiale. Ce qui m’angoissait le plus, c’était de ne pas réussir à ne pas être ridicule en dansant. Il fallait réussir à s’oublier pour pouvoir donner le meilleur de soi.
Le grand plaisir du film, c’est son goût généreux pour hommage et la référence : à la comédie italienne, au marivaudage… Quelles ont été celles qui vous ont permis de construire votre personnage avec Diastème ou même Alex Beaupain?
GL : Je dois reconnaître que je n’avais pas vraiment de référence en tête. Diastème nous a plus décrit une époque, une ambiance, un certain type de cinéma. Et dans un sens j’ai aimé me laisser guider par lui, par ses références à tel réalisateur, ou à tel acteur ou actrice de l’époque.
Au milieu de cet aréopage d’acteurs comiques chevronnés, vous avez décidé de confier le premier rôle de ce film à Clara Luciani, dont c’est le premier long-métrage. Qu’est-ce qui a motivé ce choix?
D : On a pensé à elle parce qu’Alex la connaissait et avait déjà travaillé avec elle. Elle a aimé directement les scénarios qu’on lui a envoyé. La seule question qui se posait, c’était la comédie, puisqu’elle n’avait jamais vraiment joué la comédie. Ce que j’ai fait avec elle, comme je fais avec tous mes comédiens au cinéma ou au théâtre, c’est d’organiser une lecture. Au bout de 10 minutes, je savais que c’était elle, et que le fait de jouer la comédie ne poserait absolument aucun problème. Tout a été extrêmement simple à la fois en préparation, en répétition et pendant le tournage.
Vous qui aviez déjà collaboré avec Clara Luciani, Alex, est-ce que vous avez gardé la même approche pour lui écrire des textes non pas pour un album, mais pour une comédie musicale?
AB : Oui et non. Il se trouve que Clara a sans doute les chansons les plus “acrobatiques” du film mélodiquement. Elle chante à un moment donné un solo qui s’appelle Miséricorde, où l’ambitus de la plus basse note à la plus haute note de la chanson est assez large. Donc il faut quand même avoir des capacités vocales que tous les comédiens n’ont pas forcément. Et en même temps, vraiment, on a composé des chansons pour des acteurs qui savent très bien chanter comme Laura Felpin, Vincent Dedienne. Même José Garcia s’est révélé très bon dans l’exercice. Ce que j’ai pu retenir de mes précédents films, c’est une toute petite technique, un tout petit procédé qui permet d’approcher des acteurs et des actrices pour les faire chanter au cinéma.
Comment s’est déroulé la cohabitation, le travail sur le tournage avec Clara Luciani…
GL : Ah c’était chiant! Chiant, chiant, chiant, chiant! Oh là là, pas sympa!
Est-ce que le fait, pour vous qui êtes principalement acteurs, de travailler avec une chanteuse vous a permis de vous nourrir chacun du travail de l’autre?
WL : Je ne pense pas que quiconque avait trop de conseils à donner à quiconque, c’était très naturel. Quand Clara était avec nous, on était au spectacle à l’écouter, à la regarder, à l’admirer. Comme c’est un film choral, il y a un vrai plaisir à traîner sur le plateau et voir les autres s’éclater et chanter.

Depuis quelques années, on sent une volonté de la part du cinéma français de se pencher sur la comédie musicale, notamment avec les bourses de financement du CNC. Ce que j’aime particulièrement dans Joli Joli, c’est qu’il embrasse pleinement une tradition de la musique musicale, ce qui n’est pas forcément toujours le cas de certains films du genre qui s’excusent presque d’être des comédies musicales. De votre côté, avez-vous senti une forme de réticence autour d’un projet comme le vôtre ?
D : Je ne suis pas si certain que ça qu’il y ait de la réticence, regardez le succès d’Emilia Perez de Jacques Audiard. C’est un film magnifique, qui a su trouver son public. Après ce qui est clair, c’est qu’on n’a pas essayé de faire les malins et de se dire qu’on allait réinventer le genre. Et on n’avait pas du tout envie non plus de faire un pastiche. Si on choisit un genre comme celui-là, il faut y aller vraiment, et on a embrassé le genre avec joie, un peu goulûment, parce que c’était aussi ça notre plaisir. Alex le dit de temps en temps, mais on essayait d’aller convoquer chez le spectateur ce sentiment cinéphilique et adolescent de la première fois où il a vu My Fair Lady, Chantons sous la pluie, Les demoiselles de Rochefort… Notre défi, qui est un défi vraiment très élevé, c’est d’essayer d’aller trouver le quart de cette joie folle que ces films nous ont apportée. Donc il y a vraiment un grand respect, un grand amour et une grande joie à faire ça.
AB : C’est vrai qu’on n’était pas dans l’idée de faire les malins avec le genre, il faut parier sur la curiosité et l’intelligence des gens qui vont au cinéma ou dans les salles de spectacle. Je crois qu’à partir du moment où, sans démagogie, on pense constamment que c’est à des gens qu’on s’adresse, on peut espérer réunir un public. Le film est très très très généreux et je le dis avec d’autant plus de facilité que c’est un projet avant tout porté par Diastème. Ce qu’on a surtout voulu dire à ceux qui aiment les comédies musicales, c’est de venir s’amuser avec nous. Et si ce qu’on a fait leur rappelle quelque chose, c’est qu’on aura réussi.
Qu’est-ce qu’un film comme Joli Joli peut apporter de nouveau dans ce paysage cinématographique en (re)construction autour de la comédie musicale ?
WL : De la joie, de la bonne humeur, du soleil, et de la vie à la musique.
GL : Tout à l’heure, William disait qu’il était un chanteur de douche. Or, j’ai l’impression qu’on chante dans la douche quand on est heureux. Et je pense que c’est ce genre de plaisir simple qu’on a envie que les gens ressentent à la sortie du film : celui d’avoir pris une douche de deux heures, à chanter et siffloter sans se prendre au sérieux.
Joli Joli de Diastème, avec Clara Luciani, William Lebghil, Grégoire Ludig…, sortie en salles le 25 décembre