Tetsuko Kuroyanagi n’est pas n’importe qui. Au Japon, certains connaissent d’abord sa voix d’actrice radio, elle qui fut la première actrice de la NHK. D’autres la connaissent d’abord pour son visage et sa coiffure si particulière (une frange éternelle doublée d’une tresse portée façon serre-tête), qu’elle a longtemps arboré lors de son talk show Tetsuko’s Room. Mais surtout, tout le pays la connaît pour son autobiographie publiée en 1981 qui raconte son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale, puisqu’il s’agit ni plus ni moins du plus grand best seller de l’histoire du pays.
Deux ans après, le roman était utilisé dans beaucoup d’écoles primaires par les professeurs, et interdit dans d’autres du fait d’une part de la carrière télévisuelle de l’autrice (on va quand même pas prendre au sérieux quelqu’un qui passe à la télé ?) et d’autre part de son portrait très réaliste du Japon guerrier de l’époque. Parce que souvent le pouvoir n’aime pas trop qu’on rappelle nos crimes de guerre passés, c’est bizarre hein ?
Tout ça pour dire qu’il s’agit d’un récit essentiel, écrit par une personne essentielle à l’histoire japonaise contemporaine. Et si Tetsuko Kuroyanagi a longtemps refusé les nombreuses offres de cinéastes voulant adapter son livre (dans le dossier de presse elle s’amuse à dire que tout le monde sauf Kurosawa est venu la voir), il aura fallu qu’on lui propose de passer par le medium de l’animation pour qu’elle change finalement d’avis…
En Mars 2023, l’adaptation de Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre est annoncée par le studio Shin-Ei Animation, connu pour son travail sur deux autres monuments de la culture populaire nipponne, Crayon Shin-Chan et Doraemon. Le réalisateur choisi pour le long-métrage, Shinnosuke Yakuwa, signe justement là son premier film loin de l’univers du chat robot emblématique, et engage quelques jolis talents pour le casting voix : la géniale Anne Watanabe (je vous évite une recherche Google si vous ne la connaissiez pas : oui c’est bien sa fille) et l’ancienne star de la J-pop Shun Oguri. Quant à Totto-Chan elle même, elle est interprétée par une jeune actrice dont c’est le premier rôle, Liliana Ohno.

Récit d’initation et brulôt politique
Le récit de Tetsuko, surnommée donc Totto-chan durant son enfance, prend place durant ses années d’école primaire, qui sont aussi celle de la guerre. À la fin des années 30, le Japon impérial envahit une partie de l’Asie continentale et entre en conflit ouvert avec les Etats-Unis, je ne vais pas vous refaire vos cours d’histoire-géo de lycée vous savez bien tout ça.
La particularité du personnage de Totto-chan est que c’est une grande rêveuse qui ne tient pas en place. Hyperactive et véritable électron libre, même l’animation du film retranscrit son énergie débordante ; ses mouvements sont plus fluides, plus rapides que ceux des autres personnages. Incapable de se conformer à la rigueur de l’éducation classique, elle est envoyée par ses parents dans une école spéciale qui n’a qu’une seule classe, et dont le bâtiment est un wagon de train reconverti.
C’est là que le roman devenu cinéma prend tout son sens : la fenêtre de ce wagon est alors une ouverture sur le monde pour Totto-chan. La rêveuse qui se laisse aller à son imagination en regardant par la fenêtre imite le spectateur qui lui aussi s’évade par le cadre cinématographique… L’identification est on ne peut plus aisée, et ces évasions filmiques sont également une excuse pour l’équipe d’animation pour multiplier les choix artistiques audacieux et proposer des approches originales dans le style de dessin et de mouvement.
Bien sûr, il s’agit d’un récit initatique. A travers ses années scolaires, Totto-chan apprend à canaliser son énergie non pas pour s’assagir, mais pour devenir la personne qu’elle doit être : une jeune fille altruiste, qui voit les autres avec beaucoup d’empathie. À ce titre l’un des points forts du film est le traitement sans concession ni fioritures de l’amitié de Totto-chan avec un garçon qui a la polio et qui peine à se déplacer correctement. À aucun moment le film n’est malhonnête dans le traitement de ce personnage en difficulté et ose montrer la cruauté des enfants aussi bien que leur innocence.

Pour autant, il semble assez évident que ce qui intéressait le réalisateur encore plus que ce récit iniatique, c’était de parler du Japon guerrier sans concessions. À ce titre, il faut mentionner que c’est en voyant des images des victimes humaines du conflit syrien en 2016 que Shinnosuke Yakuwa a eu envie d’utiliser l’art du cinéma d’animation pour parler de l’impact de la guerre sur les familles et les enfants. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas tendre avec son pays. De manière très factuelle, le cinéaste nous plonge dans le bain d’une société gangrénée par la propagande et le zèle nationaliste, où les femmes qui daigneraient porter des tenues jugées comme trop européennes sont accusées de trahir la patrie.
Outre les démonstrations de traditionalistes et les défilés militaires inquiétants, un passage du long-métrage est particulièrement frappant : celui qui concerne le père de Totto-chan, violoniste d’un grand orchestre et intellectuel cultivé qui se retrouve désemparé par l’explosion réactionnaire de son entourage. Lors d’un passage particulièrement éclairant, on lui propose d’accompagner des soldats lors d’un concert en échange de rations de nourriture supplémentaires…
On comprend pourquoi le roman était essentiel, et il se pourrait bien que le film le soit tout autant.
Totto-chan, la jeune fille à la fenêtre, un film de Shinnosuke Yakuwa. Au cinéma le 1er janvier 2025 via Eurozoom.