Gueules Noires : Interview avec Mathieu Turi et Samuel Le Bihan (Arras Film Festival 2023)

Au fond des mines d’Arenberg, une compagnie de mineurs se retrouve confrontée à une créature mystérieuse, issue d’une civilisation millénaire, qui décime ceux qui ont le malheur de se retrouver sur son chemin. Voilà peu ou prou le pitch de Gueules Noires, troisième long-métrage de Mathieu Turi, nouvel héritier d’une génération de faiseurs de films d’horreur et d’épouvante à la française et émule de Xavier Gens, qui lui avait mis le pied à l’étrier en co-réalisant son premier long-métrage Hostile. À la tête d’un casting de noms bien connus du cinéma et de la télévision française (Jean-Hugues Anglade, Philippe Torreton, Bruno Sanches…), Samuel Le Bihan retrouve quant à lui un cinéma de genre avec lequel il a frayé à plusieurs reprises au cours de sa carrière, notamment à travers le succès du Pacte des Loups de Christophe Gans ou de Frontière(s) du même Xavier Gens. De passage à l’Arras Film Festival, non loin des célèbres mines de Wallers-Arenberg où se situe l’action du film, les deux hommes nous ont accordé un entretien ensemble pour évoquer leur amour d’un cinéma de genre dont on ne cesse d’attendre la réhabilitation promise.

À quelques jours de la sortie du film en salles, la première vie de Gueules Noires s’achève presque ici à Arras, pas si loin de là où le film a été tourné. Ça doit avoir une importance particulière de se retrouver ici…

Mathieu Turi : C’est très important pour moi de présenter le film ici, pour rendre un peu à la région qui a apporté tant de choses sur ce film. Je n’oublierai jamais cette phrase qu’a dit un fils de mineur avec qui j’ai discuté en préparant le film. Il m’a dit : “pour moi, mon père et les siens, c’était des héros de l’ordinaire”. Je trouvais ça touchant et modeste, alors que c’était des gens qui tenaient la France. Avec ce film, j’ai voulu montrer qu’ils pouvaient devenir des héros de l’extraordinaire.

Samuel Le Bihan : Ce que je trouve très intéressant dans la proposition de Mathieu, c’est qu’on parle des mineurs de fond mais pas dans un sens misérabiliste, comme on le voit souvent dans les films. Tout d’un coup, comme des hommes forts, courageux, engagés, qui vont affronter quelque chose qui les dépasse. Il y a quelque chose d’original dans la façon de raconter cette épopée industrielle.

Après Méandre, votre précédent film, ça semblait presque logique de vous imaginer poser vos caméras dans un décor comme celui du bassin minier du Nord. D’où est née l’idée des Gueules Noires?

M. T. : Tout est parti de Lovecraft, dont je suis un grand fan. Je cherchais un moyen d’ancrer Lovecraft en France, dans un territoire français, et qui de mieux au fond que des mineurs pour aller creuser à 1.000 mètres sous terre, pour découvrir une civilisation inconnue ? La logique s’est rapidement imposée, mais j’ai ensuite énormément recherché sur le milieu de la mine en général, puis les mines du Nord, et enfin sur ce milieu dans les années 50. J’avais besoin de me détacher déjà de l’imagerie à la Germinal, qui se déroule bien avant Gueules Noires. Il fallait une identité plus industrielle. J’ai découvert un milieu extrêmement cinématographique dans sa conception, sa logistique. J’ai aussi eu la chance de rencontrer des mineurs, des fils de mineurs. Une partie de leurs témoignages est directement intégrée dans le film, mais j’ai aussi donné le reste aux comédiens pour qu’ils puissent s’en inspirer. Eux aussi ont accompli cette démarche de rencontre des gens et des lieux, qui a été en fait assez naturelle.

Samuel, vous êtes non seulement l’un des acteurs principaux du film, mais aussi celui que Mathieu crédite comme “le premier à avoir cru en ce film”. Comment vous a-t-il convaincu ?

S. L. B. : Mathieu m’a dit en effet qu’il avait écrit le rôle en pensant à moi. Lors de notre première rencontre, il m’a offert un livre de Lovecraft, pour vraiment rentrer dans cet univers et comprendre ses influences. Je suis rentré immédiatement dans le scénario qu’il m’a montré, cette intrigue historique, mystérieuse, empreinte de magie, de mysticisme, d’univers parallèles, c’était un vrai voyage. Et ça restait un film grand public, en tout cas accessible à tous, tout en se posant comme une proposition personnelle, visuelle et fantasmagorique.

Les cinéphiles de la région reconnaîtront immédiatement certains lieux emblématiques comme le site minier de Wallers-Arenberg, où fut tourné Germinal en son temps, ou les galeries du Musée de la Mine de Bruay-la-Buissière. Comment avez-vous investi ces lieux pour le tournage?

M.T. : Pour toutes les scènes tournées à l’extérieur de la mine, on souhaitait s’imprégner au plus près du quotidien de la mine. On a multiplié les retouches du scénario, le script a beaucoup évolué à ce moment-là. Le parti pris était de filmer ces lieux d’une façon très ample, avec des grues, du Steadycam. Et dès qu’on bascule sous terre, il nous fallait travailler avec une caméra portée à l’épaule, être très proche des comédiens. L’énergie est devenue totalement différente, on laissait beaucoup plus d’initiative aux comédiens pour driver ce qui se passait. 

Quelle logistique cela implique de tourner dans des lieux pareils, surtout quand on commence à s’enfoncer sur la surface ?

M. T. : Il faut comprendre que quand on tourne sous terre, tout est compliqué. Il fait très froid, on était en moyenne à 85% d’humidité, on devait passer notre temps à nettoyer les objectifs de la buée, la poussière voire les deux. Les comédiens ont moins de liberté de mouvement, ils ont froid, même si c’est un truc dont les comédiens se servent pour jouer. On a tourné plus de 5 semaines et demie dans ce décor sous terre, dans l’obscurité. Et puis sans réseau, même un objet aussi simple et essentiel que le talkie-walkie n’est plus utilisable. En temps normal quand vous tournez un film, que ce soit les techniciens ou les comédiens, il y a les prises et entre les deux, on peut se relâcher, passer des coups de fil. Là, dès que vous arriviez sur le plateau, vous y restiez en permanence car il fallait parfois mettre un quart d’heure pour faire l’aller-retour.

Samuel, le film se déroule dans les années 50 et fait référence au passé de votre personnage Roland pendant la Seconde Guerre mondiale. Et sur certains aspects de son comportement, Roland semble gérer son groupe de mineurs comme un général d’escouade. Avez-vous abordé votre personnage comme celui d’un film de guerre?

S. L. B. : Je me suis plutôt davantage inspiré de mon père, mon grand-père, les anciens de ma famille. Même dans son phrasé, sa façon de parler aux hommes, de les motiver, de les entraîner avec lui, il a quelque chose effectivement d’ancien. On peut s’imaginer en effet qu’il était de ce genre de types qui collaient des explosifs sur des ponts, sur des voies ferrées, qui prenaient tous les risques pour dérouter l’armée allemande. Aujourd’hui on parle de la pénibilité au travail, mais là c’était encore pire, c’était carrément la mortalité au travail dans les mines. Ces hommes là affrontaient la mort tous les jours, donc ça crée chez eux une nature assez particulière, taiseuse mais très engagée, résistante au mal. Je voyais cela chez mon père, et chez une certaine génération.

Dans ce groupe de mineurs, on trouve un Espagnol, un Italien, un Marocain… Cela semblait difficile voire impossible d’évoquer cette époque sans aborder l’apport de toutes les vagues d’immigration qui ont construit le peuple minier.

M. T. : Au fil de mes recherches, je me suis intéressé aux années 50. Les scènes au Maroc au début du film s’inspirent de Félix Mora, un militaire qui a parcouru le pays pour envoyer des milliers de Marocains dans les mines dans le nord de la France. Et j’étais fasciné de voir les exemples des mineurs des vagues d’immigration polonaise, italienne, qui étaient pleinement intégrés mais qui se retrouvaient à rejeter des gens qui venaient d’autres pays. J’ai pris le parti pris de suivre quelqu’un qui vient d’un autre pays, un pays à l’opposé des mines, très lumineux pour instaurer d’entrée un esprit d’aventure, l’envie de quitter son pays pour aller dans un milieu plus dangereux. Amir est en quelque sorte un personnage-vaisseau, qui va nous amener à découvrir cet univers où le quotidien est extrêmement difficile. Et puis je trouvais aussi très intéressant de voir comment un groupe se disloque face aux tensions issues de leur diversité.

Vous êtes tous les deux liés à un certain cinéma d’horreur ou fantastique français. Samuel, vous avez porté des projets très identifiés comme Le Pacte des loups ou Frontière(s) de Xavier Gens, avec lequel Mathieu a par ailleurs co-réalisé son premier long métrage. À une époque où l’on essaie, même mollement, de revitaliser et d’auteuriser le cinéma de genre en France, quelle est la place d’un film comme Gueules Noires qui se revendique lui clairement plus de l’héritage de la série B?

M. T. : Les films qui m’ont fait, ce sont les films des années 80, The Thing de Carpenter, Alien, Predator, Terminator. J’aime ces films car ils n’avaient jamais peur d’y aller frontalement. Les films d’horreur de l’époque étaient aussi des films d’aventure. Alien par exemple c’est quand même une bande d’ouvriers de l’espace qui vont volontairement répondre à un signal, aller à l’intérieur d’un vaisseau, découvrir quelque chose, le ramener sans le vouloir, et ensuite devoir y survivre. Je voulais suivre ce même genre de trajectoire, pareil pour The Thing.

Il y a quelque chose qui tient presque de l’approche horrifique très frontale du premier Indiana Jones par exemple…

M. T. : On ne catégorisait pas forcément ces films à l’époque. Je déteste les films qui abordent le genre en le poussant mollement avec un bâton. Je tenais à raconter une histoire, à créer un monstre, à le mettre en avant, à ce qu’on le voie, et qu’on le voie beaucoup. L’Exorciste, c’est un film où il faut attendre 40 minutes avant qu’on voie juste un lit bouger et se dire qu’on assiste à quelque chose de surnaturel, et il faut attendre encore 40 minutes pour que l’exorcisme commence. Mais si les gens se rappellent autant des 15-20 dernières minutes, c’est parce que le film prend le temps de développer ses personnages quel que soit le genre. Même si on finit avec une gamine qui a la tête qui tourne et qui vomit partout, l’histoire se construit d’abord par l’empathie envers les personnages. Si on est avec eux, si on comprend leur but, derrière on peut leur faire rencontrer n’importe quel monstre, ça ne sera pas juste un film qui fait tuer des gens gratuitement. 

Et vous Samuel, par rapport à ce plaisir que vous avez de jouer dans ce genre de film d’horreur ?

S. L. B. : Je me reconnais complètement dans ce que vient de dire Mathieu, je n’ai pas spécialement envisagé Gueules Noires comme un film enfermé pour les spécialistes de l’horreur, ou du genre « les geeks du cinéma à la marge ». Que ce soit pour un film d’horreur ou un dessin animé, on va voir des personnages et c’est l’émotion qui nous guide. C’était essentiel pour moi qu’on s’attache à cette bande, qu’on la comprenne, que rien ne soit gratuit. L’horreur pour la simple horreur, ce n’est pas intéressant. Gueules Noires, c’est aussi un monde avec un dieu, des codes, une histoire, une civilisation. Et on le fait en retrouvant un vrai plaisir de jeu. Il n’y a pas de fond vert, tout est fait à l’ancienne, et tout cela donne l’impression qu’on se retrouve avec des êtres et des objets vivants à l’écran.

Vous avez travaillé sur l’ambiance sonore du film avec Olivier Derivière, un compositeur très connu du monde du jeu vidéo mais dont c’est la première bande-son pour le cinéma. Qu’est-ce qui dans son approche très interactive de la musique vidéoludique vous a séduit et fait vous dire qu’elle pouvait être compatible avec le cinéma?

M.T. : J’ai rencontré Olivier un peu par hasard après Méandre, à l’époque où j’avais envie d’explorer un nouveau territoire. Je suis tombé sur les vidéos d’Olivier où il partageait son process créatif, et j’ai adoré ce qu’il avait fait pour le jeu vidéo A Plague Tale, que je suis depuis en train d’adapter en série. C’est d’ailleurs lui qui m’a mis les pieds à l’étrier pour contacter les créateurs du jeu,. Quand je l’ai contacté, il m’a dit qu’il ne faisait pas de cinéma, non pas parce qu’il n’aimait pas ça, mais parce qu’il n’en avait pas besoin. Il préfère faire du jeu vidéo, qui sont des projets à long terme et parce qu’il a déjà fait largement ses preuves dans le jeu vidéo. Mais j’ai tenu à lui envoyé le scénario, qu’il a beaucoup aimé. C’est un fan ultime de Predator, et il m’a proposé de travailler ce côté très thématique des BO des années 80, pleines de petits motifs qui sortent, qui ne se contentent jamais de souligner l’action. Pour ça il a littéralement torturé des instruments. Le son sourd et lancinant qui revient dans le film plusieurs fois, il l’a obtenu à partir d’un violoncelle maltraité. Il a gardé une approche très méta, dans la continuité de son approche interactive de la musique dans le jeu vidéo. Il a apporté au film une touche très personnelle, tout aussi frontale et extrême que ce que je voulais pour le reste du film.

Comme vous l’aviez précédemment évoqué, la créature qui occupe les galeries de la mine est non seulement centrale, mais très longuement et explicitement représentée à l’écran. Comment avez-vous travaillé sur le design de cette créature éminemment lovecraftienne ? 

M. T. : Je suis allé chercher un design un peu différent et unique, qui mêlait le lovecraftien mais aussi une sensibilité plus proche du cinéma d’horreur asiatique. J’ai rencontré l’artiste sculpteur qui s’appelle Keisuke Yoneyama, et ses sculptures de créatures m’ont épaté. Elles étaient beaucoup inspirées de Lovecraft évidemment, mais pas que. Elles me donnaient l’impression de sortir de cauchemars éveillés très secs, très osseux, à l’inverse du côté très organique et gluant qu’on peut avoir dans certaines représentations de Cthulhu ou des Grands Anciens. On a ensuite travaillé ce design avec Jean-Christophe Spadaccini et Denis Gastou, qui fabriquent avec moi des monstres depuis mon premier film. On l’a conçu sur le même modèle que la reine Alien, c’est-à-dire comme une “marionnette” de 2m50, avec des animatroniques évoluées pour les mains. Le seul effet spécial qu’on a appliqué sur la créature, c’était pour effacer les techniciens qui la manipulaient.

On voulait aller à contre-courant de l’idée que se font les gens que parce qu’un film se passe dans l’obscurité, il ne faut pas dévoiler la créature et rester suggestif. Notre créature arrive tard dans le film, mais par contre dès qu’elle arrive, on a voulu y aller le plus franchement possible. Fabriquer la créature a été un processus très long et pour dire la vérité, elle a été terminée pendant le tournage. Elle n’est arrivée sur le plateau qu’au cours de la deuxième semaine. Mais ce que je ne voulais pas, c’est que les comédiens se retrouvent à jouer devant une balle de tennis sur une perche, et simplement s’imaginer qu’il y avait une bestiole devant eux.

Gueules Noires de Mathieu Turi avec Samuel Le Bihan, Amir El Kacem, Jean-Hugues Anglade…, sortie en salles prévue le 15 novembre

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