Aparté : pourquoi Deauville c’est parfois de la merde (outre le fait d’inviter Luc Besson)
Chaque année au Festival de Deauville, entre deux ou trois invités problématiques, il y a toujours au moins une séance qui rend le public complètement maboule.
Parfois parce que le film qu’il regarde est jusqu’au-boutiste : là, on parle des gens du genre à pousser un grand soupir de soulagement et à applaudir lorsque Rooney Mara finit de manger sa tarte dans A Ghost Story. À huer un film comme The Lighthouse et devant le réalisateur Robert Eggers lui-même (tant qu’à faire) en représailles des pets de Willem Dafoe et de la mouette explosée par Robert Pattinson. Ou bien comme dans un autre film projeté cette année, La vie selon Ann, où les départs ont été légion (j’avoue avoir moi-même abandonné tellement je n’ai pas adhéré) face aux multiples scènes de soumission de son personnage principal.
Puis il y a les séances de Deauville où le public est complètement maboule juste parce qu’il est totalement con.
Et c’est là qu’il est important de rappeler qui compose le public de Deauville : les jurys et invités du festival, les journalistes et rédacteurs qui essaient de faire leur boulot, les deauvillais et surtout… les groupes scolaires. Ceux qui, quelques jours à peine après la rentrée des classes, sont envoyés par leurs profs voir des films tranquillos toute une journée. J’aurais kiffé avoir eu droit à la même chose à l’école, personnellement.
Pourquoi je vous parle de ça alors que vous êtes venu.e.s lire un article sur Manodrome de John Trengove avec Jesse Eisenberg et Adrian Brody ? (titre SEO friendly)
Et bien tout simplement parce que la projection du film a été un enfer à cause des groupes scolaires qui occupaient toute la partie basse de la salle. C’était d’abord gentillet. Ça jouait à applaudir à chaque logo au début du film et ça rigolait doucement. Why not. Mais ça ne s’est pas arrêté là et c’est littéralement devenu l’une des pires séances de cinéma de ma vie.
Pour ménager le suspense, parlons d’abord de Manodrome en lui-même. Le titre du film est déjà assez évocateur : on y suit Jesse Eisenberg dans la peau de Ralphie, un trentenaire qui tente de joindre les deux bouts alors que lui et sa copine sont sur le point d’avoir un bébé. Chauffeur Uber loin du bonheur, il fait la connaissance de Dan via un ami commun, qui promet de lui venir en aide. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que Dan est le leader d’un groupe d’hommes dont la virilité est le mantra. Dan n’est pas que Dan, mais « Daddy Dan ». Et tous les membres du groupe, ses disciples, sont ses « fils ».
Manodrome est donc une exploration du masculinisme sous toutes ses formes, jusqu’à la plus extrême. Elle passe d’abord par la vision qu’a Ralphie de lui-même, passant tout son temps à la salle de sport. Elle est le lieu de tous les regards. Ralphie s’observe lui-même en permanence dans les miroirs, dans l’espoir de prendre de la masse. Il observe les autres, avide d’obtenir la même musculature. Et les autres l’observent lui. Rien qu’en ce lieu, John Trengove retranscrit l’essence elle-même de cette expérience : le désir de la validation de soi par soi-même et pour les autres. Tout en y ajoutant une strate supplémentaire, puisque les regards échangés sont aussi désireux. Qui dit virilisme dit aussi sexualité, et on sent qu’il se dégage de Ralphie des sentiments refoulés à l’approche d’un groupe d’hommes noirs queer qui vient régulièrement à la salle. Mais est-ce de la haine, du rejet ou de la jalousie ?
La crise identitaire de Ralphie manque clairement de subtilité et s’étale un peu trop dans le temps, mais force est de constater que les scènes partagées par Jesse Eisenberg et Adrian Brody sont très prenantes, et l’aura de « Daddy Dan » l’emporte clairement. Chaque séquence passée au sein du « manodrome » est plus dérangeante que la précédente (on croirait presque des rituels sataniques) et grignote un peu plus le temps d’écran d’Odessa Young, qui incarne la copine enceinte de Ralphie, quasiment reléguée au hors champ – avant de littéralement prendre la fuite.
Chaque mot, chaque phrase, chaque idée vient s’inscrire dans l’esprit de Ralphie : c’est une violence psychologique qui est là pour durer. Là est le paradoxe de Manodrome, qui semble longuet alors même que ses scènes les plus intrigantes sont les plus courtes. Mais il est probable qu’elles soient si courtes pour correspondre à l’impulsivité de son personnage principal, dont on ne sait jamais vraiment s’il prend des décisions réfléchies ou s’il pète juste constamment un câble. J’opte pour l’option B vu à quel point tout le dernier tiers du film ressemble à une partie de Grand Theft Auto sous coke.
Et on en vient à ce pourquoi la séance est devenue un enfer (spoiler alert) : comme évoqué ci-dessus, les échanges de regards entre Ralphie et d’autres hommes créent une véritable tension sexuelle assouvie à un moment donné du film. Ce qui donne donc lieu à une scène où Ralphie embrasse l’un des hommes de sa salle de sport avant d’avoir un rapport sexuel avec lui. La scène est étrange, mais authentique, puisqu’il semble succomber à un désir longtemps enfoui, ou du moins vouloir en apprendre davantage sur lui-même.
Sauf qu’à ce moment-là, les groupes scolaires se sont mis à gueuler des gros « beurk » ou autres signes démonstratifs de dégoût. Avant de se mettre à applaudir à tout rompre et crier de joie lorsque Ralphie abat l’autre personnage d’un coup de feu juste après. Bref, la salle de cinéma, qui se veut être une expérience commune, peut potentiellement se transformer en un véritable cauchemar lorsque certains spectateurs expriment ouvertement leur dégoût devant une relation homosexuelle.
Car derrière le désordre occasionné, qui emmerde globalement tout le monde (la réaction du festival à la séance suivante se limitait d’ailleurs à un simple « oui bon les films dans le silence c’est mieux quand même », sans mentionner que les débordements n’étaient pas que du brouhaha mais des réactions homophobes), peut se cacher une souffrance plus profonde. Pour une partie du public qui serait queer, qui connait déjà la difficulté d’être représenté.e à l’écran de façon juste, qui a pu traverser cette quête de soi, et qui se voit confrontée à une double souffrance. Un meurtre homophobe à l’écran qui se propage dans la salle à travers ces rires et ces applaudissements de validation, un peu comme s’il s’agissait d’une séance 4DX de l’angoisse absolue. Et peut-être même que parmi ces jeunes se trouvaient des personnes en pleine interrogation et « dans le placard », pour qui cette situation pouvait être plus traumatisante encore. Espérons que cela puisse être le début d’un dialogue post-séance, afin d’éveiller les consciences de ces petits êtres en devenir.
Manodrome, un film de John Trengove. Avec Jesse Eisenberg, Adrian Brody, Odessa Young… Date de sortie française inconnue. Présenté en Compétition au 49e Festival du Cinéma Américain de Deauville.
Une critique politiquement correcte pour un film qui ne s’y prête guère. Et si le problème, n’était pas vous, justement ?
Un commentaire politiquement inintéressant. Et si le problème, n’était pas vous, justement ?