Arras Film Festival : Rencontre autour de Munch avec Henrik Martin Dahlsbakken

Le nom d’Edvard Munch reste éternellement associé à son plus célèbre tableau, peut-être l’un des plus célèbres de l’histoire de l’art : Le Cri. Le cri d’un visage épouvanté reste si fameux qu’il a infusé depuis des années la pop culture contemporaine, jusqu’à l’un des masques les plus iconiques du cinéma d’horreur. Personnage à la psyché aussi torturée que son art, Munch est un personnage fuyant, fascinant, que le septième art a bien des fois essayé de décortiquer. La plus célèbre de ces tentatives fut probablement celle de Peter Watkins avec Edvard Munch, la danse de la vie, biopic fleuve de trois heures porté par des acteurs non professionnels. Un demi-siècle plus tard, le cinéaste Henrik Martin Dahlsbakken, 34 ans, s’attaque à nouveau à l’œuvre du plus célèbre peintre de la patrie d’Erling Haaland avec une approche singulière : revenir sur quatre épisodes majeurs de la vie de Munch, incarné par trois acteurs et une actrice, jouer avec l’espace et le temps, transposer notamment ses années berlinoises dans le monde contemporain. Un procédé kaléidoscopique ambitieux, qui évoque immédiatement le souvenir d’un des plus grands films jamais réalisés sur une figure artistique, I’m not There de Todd Haynes sur l’immense Bob Dylan. De passage à l’Arras Film Festival, le réalisateur nous a accordé un entretien pour évoquer la difficulté d’adapter l’œuvre prolifique d’un artiste aux multiples vies.

Qu’est-ce qui vous a intéressé en premier lieu dans la figure de Munch : l’artiste lui-même ou l’homme qui se cachait derrière?

Pour beaucoup d’étrangers mais aussi la majorité des Norvégiens, le nom de Munch reste principalement associé au Cri. On peut presque dire que c’est un artiste mainstream, on le retrouve jusque dans des emoji ! Mais je pensais que c’était le rôle d’un artiste d’aller creuser derrière. Tous les Norvégiens connaissent Munch, mais peu d’entre eux connaissaient l’homme derrière. Alors j’ai commencé à lire des biographies mais surtout ses lettres, qui par chance ont quasiment toutes été conservées et numérisées. J’ai commencé à me plonger dans ses notes il y a à peu près cinq ans et il m’a fallu beaucoup de recherches pour ne serait-ce que commencer à le comprendre.

Avez-vous dès le départ pensé à cette structure en quatre intrigues et quatre incarnations de Munch. Et pourquoi vous être penché sur ces épisodes particuliers de sa vie?

C’était le plan dès le départ, en tout cas je savais dès le début que je ne voulais pas me lancer dans un biopic classique. Dès que j’ai commencé à me renseigner sur Munch et sa vie, il m’est vite apparu que ces quatre temps ou caractères de la vie de Munch étaient essentiels, et que pour cela j’avais besoin de le faire jouer par quatre acteurs et actrices différents.

Qu’est-ce que vous cherchiez en eux d’ailleurs, pour chacun d’entre eux : une unité particulière ou au contraire la capacité d’explorer à travers eux des approches radicalement différentes?

Bien évidemment il y avait dans un premier temps la question de l’âge, qu’ils correspondent à peu près à l’âge de Munch à l’époque concernée. Chacun apportait sa sensibilité, son talent particulier pour incarner Munch, mais toujours pour nous dire quelque chose de lui au moment précis où ils l’incarnaient. Il y a eu tant de changements dans sa personnalité au fil des ans. Prenons par exemple Anne (Anne Krigsvoll), qui incarne la version la plus âgée de Munch. C’est une des meilleures actrices norvégiennes, et par ailleurs son père était lui-même peintre. A chaque fois, le choix d’un acteur s’est fait de manière évidente.

Ces quatre temps du récit ne se distinguent par ailleurs pas uniquement par ces quatre acteurs différents, mais par des approches de mise en scène radicalement différentes. On passe du noir et blanc symétrique et austère à la pastorale élégiaque presque malickienne. Comment avez-vous travaillé avec votre équipe et vos techniciens pour conserver une cohérence d’ensemble?

Ca va plus loin puisqu’il y a même quatre scénaristes différents qui m’ont accompagné sur l’écriture de chacune de ces parties (Mattis Herman Nyquist, Fredrik Hoyer, Gine Cornelia Pedersen et Eivind Sæther). Ce qu’on cherchait, c’était accompagner l’évolution du style de Munch à travers les décennies. Et autant que le style, les sujets qu’il décidait de peindre ont grandement évolué au fil des années. Je voulais aussi bien retranscrire la chaleur et l’insouciance des premiers émois de l’été, ceux de l’amour, même un amour interdit, qui sont moins souvent abordés que ses moments d’extrême dépression. Il fallait à chaque fois trouver le bon ton, la bonne couleur, et donc la bonne caméra. Les choix étaient surtout guidés par la question de la couleur, qui ont guidé ce grand collage.

Le film va d’ailleurs jusqu’à intégrer par moments l’art de Munch dans la diégèse, comme lors d’une balade en vélo sous le ciel étoilé. Quel défi technique cela représente-t-il ?

La scène dont vous parlez à l’aéroport de Tempelhof à Berlin prenait des couleurs à la fois rêveuses et poétiques qui correspondent à l’œuvre de Munch. Pour les incorporer dans le film, cela a été le fruit d’une collaboration avec des artistes numériques contemporains, mais aussi d’un grand soutien du Musée Munch d’Oslo. Dès le début du projet, ils nous ont été d’une grande aide. Il nous ont permis de reproduire à taille réelle près d’une centaine de ses tableaux.

Difficile de ne pas voir dans la structure narrative et certains choix esthétiques de votre film un écho avec I’m not there de Todd Haynes, qui recourt aussi au choix de la diffraction narrative pour évoquer une personnalité rebelle et complexe de son art et de son temps. A quel point peut-on voir dans votre film un hommage à celui de Todd Haynes?

J’ai bien sûr déjà vu le film de Todd Haynes, que je trouve extrêmement inspirant dans sa manière de bousculer l’approche conventionnelle du film biographique. Je comprends très bien la comparaison car nos films partagent des similarités en termes de structure ou de choix esthétiques. Mais au-delà de ça, je pense que nos films sont foncièrement très différents. I’m Not There, c’est un poème, une musique ; c’est un film qui s’appuie davantage encore sur la musique de Bob Dylan que sur l’homme. Dans ce sens, je pense que mon film se rapproche davantage d’un biopic classique car à mes yeux, recourir à plusieurs acteurs me permettait de mieux comprendre et faire découvrir l’homme qu’était Edvard Munch.

Un des fils rouges de l’intrigue tient dans sa relation artistique avec l’autre grand artiste contemporain de son époque, le sculpteur Gustav Vigeland. En quoi Vigeland et son œuvre permettent selon vous de mieux comprendre Edvard Munch?

Vigeland était cinq ans plus jeune que Munch. Il est parti à Berlin pour suivre Munch en quelque sorte. Avec le temps, leurs différences se sont creusées, et ils ne s’appréciaient guère. Sans compter qu’à leur époque berlinoise, ils sont tombés amoureux de la même femme… Munch s’intéressait davantage à l’intériorité et à ses parts sombres, ses émotions plus dramatiques et noires. Ils étaient très différents, presque opposés. Munch se moquait de la beauté ; ce qui l’intéressait, c’était les hommes tels qu’ils sont. Vigeland approchait la sculpture comme le moyen de capturer l’image de l’être humain parfait. Munch, lui, cherchait l’image parfaite de l’être humain, ce qui est très différent.

C’est peut-être une surinterprétation de votre film, mais à mes yeux le Munch le plus ressemblant à l’image que l’on s’en fait est le Munch berlinois, que vous mettez en scène à notre époque. Etait-ce pour vous une manière de partir de notre vision du peintre pour mieux la déconstruire?

Absolument, vous avez raison. En tout, on a écrit et monté près de soixante-dix versions différentes du scénario, et la question de la porte d’entrée dans le récit fut la plus difficile à résoudre. On est partis dans de nombreuses directions jusqu’à ce que celle-ci nous semble la plus évidente. On s’est demandé si ces allers-retours temporels n’allaient pas rendre le film trop complexe à suivre. Munch, ce n’est pas que Le Cri, mais ça reste ce pourquoi il est le plus connu. Il a laissé derrière lui plus de 30.000 œuvres. Comment on approche un contenu si vertigineux? 

C’est pour cette raison que Le Cri n’arrive au final que si tard dans votre film? Pour ne pas réduire le film qu’à cette seule idée?

C’est une œuvre symbolique, mais d’une certaine manière, ce n’est que le reflet d’une partie de sa vie. Ses années berlinoises, qui ont inspiré Le Cri qu’il a peint quelques années plus tard, furent parmi les plus sombres et tourmentées de sa vie. Ce tableau fut pour lui la manière d’exprimer des sentiments d’aliénation, de solitude, auxquels il était habitué. Mais il nous fallait parler de ce qui s’était passé avant pour mieux le comprendre.

On en a parlé au début de l’interview, les œuvres d’Edvard Munch sont aujourd’hui si populaires qu’elles ont infiltré la pop culture contemporaine. Votre portrait de ses années berlinoises le rapprochent presque du street art. Qu’est-ce qui explique selon que son art soit encore aujourd’hui si contemporain et actuel?

Au moins au début de sa carrière, Munch était très en avance sur son temps car son art cassait tous les codes classiques. Il était parti étudier Monet à Paris, puis il a choisi de partir dans la direction complètement opposée, et pas uniquement sa technique du coup de pinceau. Peu de peintres ont su avant Munch étudier et représenter leur propre santé mentale comme il savait le faire. Je pense que son œuvre complète est si vraie, si universelle et si proche de nous qu’elle le rend peut-être encore plus actuel aujourd’hui que de son vivant.

Parmi les quelques 30.000 tableaux et dessins laissés par Munch derrière lui, lequel vous tient le plus particulièrement à cœur?

Je dirais probablement Nuit d’hiver. C’est un tableau au fond assez simple, qu’il a peint une nuit de sa villa d’Oslo. C’est une de ses dernières peintures, mais je suis toujours fasciné par sa beauté particulière et sa maîtrise des couleurs.

Munch de Henrik Martin Dahlsbakken avec Alfred Ekker Strande, Mattis Herman Nyquist, Ola G. Furuseth, Anne Krigsvoll, sortie française prévue le 20 décembre

About The Author

1 thought on “Arras Film Festival : Rencontre autour de Munch avec Henrik Martin Dahlsbakken

  1. Bonjour,
    Bravo pour cette interview de H.M.Dahlsbakken. de qualité et précision dans vos questions et les réponses du metteur en scène.
    Mi mars dans notre cinéma communal d’arts et essais sera projeté son film. Il y aura en suite un dialogue avec le publique.
    Mes notes seront enrichies de votre inteview avec HM Dahlsbakken.
    Merci

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.