Pour Halloween, on a cette année demandé aux chroniqueurs.euses de Cinématraque de nous raconter leur plus grosse flippe de cinéma. Ce peut être dedans l’écran, dedans la salle, etc. L’exercice d’écriture est libre, la question ouverte. Ici, c’est Juliette qui y répond. Pour lire tous les articles de ce cycle Halloween, cliquez ici.
J’ai très facilement peur au cinéma. Le moindre son un peu fort me fait bondir de deux mètres, je me dissimule prudemment derrière mon écharpe comme si elle pouvait me sauver du moindre screameur et je suis simplement toute tendue devant n’importe quel film d’horreur. C’est pour cela que j’adore ça, ce sont mes montagnes russes à moi, un moment presque désagréable mais en même temps très amusant qui me fait du bien ; d’autant plus qu’une fois le film terminé, les lumières rallumées, les premiers commentaires des spectateur·ices, je n’ai plus aucun frisson, tout va bien, je n’ai jamais peur que le monstre, l’esprit ou le tueur du film puissent me poursuivre. Si le cinéma peut réussir à me faire très peur sur le moment, la mise en scène, la photographie, le montage mettent aussi une certaine distance qui fait que tous ces petits procédés d’horreur ne viennent pas inoculer le monde réel. En réalité, je n’ai qu’une seule vraie phobie : l’image vidéo *musique terrifiante*
Alors oui, donnez-moi n’importe quel clown, meurtrier armé, poltergeist malfaisant, il ne me fera peur que le temps d’une heure trente ; mais mettez-moi devant des jeunes perdus dans une forêt qui filment des arbres biscornus ou un couple qui a installé une caméra dans sa chambre, je rentrerai chez moi aussi tremblante et peureuse que mon chat. J’ai découvert qu’on pouvait nous aussi capturer notre vie au début des années 2000 avec des vieilles caméras, j’ai connu l’époque où une télé qui ne recevait plus faisait de la neige parfois très bruyamment, j’ai essayé les débuts d’internet où rien ne nous protégeait très bien. Ces vieilles images donc, de VHS, de mini-DV, de vieil écran d’ordinateur me paraissent aussi bizarre qu’elles appartiennent à un passé où tout ceci était mystérieux. Je pense ne pas être la seule à avoir trouver l’angoisse nichée dans ces petits grains télévisuels, en témoigne le brillant Ring de Hideo Nakata où la mort se traîne d’écran en écran jusqu’à même en sortir. Les vieilles reliques de parchemins égyptiens maudits ne me font aucun effet, mais la bande magnétique meurtrière d’une VHS perdue sur une étagère pourrait me faire brûler toutes les miennes. En 1998, lorsque le film sort, le téléviseur est un incontournable de chaque foyer et trône fièrement en membre à part entière de la famille. Il est aussi annonciateur de mauvaises nouvelles au JT, de films d’angoisses à partir de minuit, il est donc tout naturel qu’il puisse se faire le vecteur d’une fantôme vengeresse – une femme qui passe aussi par le téléphone, autre technologie possédée par le plus grand nombre.
Seulement 3 ans après, un autre japonais tout aussi passionnant, Kiyoshi Kurosawa s’est aventuré sur un terrain similaire et encore plus énigmatique : internet. Maintenant qu’internet s’est démocratisé, on a arrêté (à tort) d’en avoir peur, mais en 2001, quand seuls les premiers nerds le maîtrisaient, ce lieu de tous les possibles apparaissait aussi profond que les abysses. Je me rappelle à l’époque, l’idée même de parler à un inconnu sur le web me terrorisait tant chaque personne devait être un enleveur d’enfants, alors qu’aujourd’hui 70% de ma vie sociale est composée de personne rencontrée sur Twitter. Kiyoshi Kurosawa dans Kaïro se sert donc de l’ADSL (et à nouveau du téléphone, vraiment un appareil à spectre terrifiant) pour en faire le conducteur d’esprits, de voix, d’images étranges. De ma vie entière, je n’ai jamais rien vu de plus terrifiant que ces ordinateurs qui s’allument et sur lesquels apparaissent des vidéos dans la qualité effroyables et sombre des webcams qu’on connaît bien, avec des personnes qui paraissent étranges, jusqu’à un véritable suicide en direct. Ce sont des images profondément dérangeantes où se mêlent voyeurisme et peur d’être vu, une contradiction inhérente à internet que le réalisateur semble avoir immédiatement comprise : on désire voir les autres, se sentir proches et connectés, combler notre solitude, mais en se dévoilant le moins possible. Dans Kaïro, internet est un lieu par lequel la mort se propage, mais aussi une maison noyée de fantôme. Cette idée renvoie aux écrits de Jacques Derrida sur le rapport entre le cinéma et la « spectralité », notamment lorsqu’il évoque la comédienne Pascale Ogier dans Ghost Dance : « J’ai vu tout à coup arriver sur l’écran le visage de Pascale, que je savais être le visage d’une morte […]. J’ai pu avoir le sentiment bouleversant du retour de son spectre, le spectre de son spectre revenant me dire […] : Maintenant… maintenant… maintenant, c’est-à-dire dans cette salle obscure d’un autre continent, dans un autre monde, là, maintenant, oui, crois-moi, je crois aux fantômes. » (Jacques Derrida, Bernard Stegler, Échographies de la télévision, 1996, Paris, Galilée-INA, p. 133-135).
Kiyoshi Kurosawa semble avoir lu cela tant son traitement de la communication sur internet est une discussion avec l’au-delà. Et il n’a pas tort, la toile est aussi un grand cimetière où sont gravés les mots d’êtres qui ne pourraient plus les écrire aujourd’hui, ou de personnes derrière des pseudos et des photos qui ne sont pas eux, comme des doubles virtuels fantomatiques. Internet est aussi plus violent, plus incontrôlable que le cinéma et se situe dans cette limite angoissante entre espace privé et public. Kaïro, loin de n’être qu’une œuvre rejetant en bloc la chose, s’en sert aussi pour la mélancolie. Quand la peur se mêle à la tristesse la plus pure, on ne peut qu’être tétanisé.
C’est aussi la force de David Lynch qui plus que jamais a réussi à exacerber la peur du quotidien et à vicier l’image-même. Certaines mises en scène de fantômes de Kaïro ne sont pas sans faire penser aux expérimentations du cinéaste américain qui aime se balader dans une sorte de vallée de l’étrange, celle-là même permise par la technologie – et dont nous avons la démonstration la plus explicite en ce moment ave l’AI. Si Inland Empire est dans mon top des films qui m’ont le plus terrifiée, c’est bien grâce à son image de vieille émission télé – ce qui fait que la restauration honteuse enlève toute son intensité à l’œuvre. Fire walk with me, lui, pour sa critique et sa déclaration d’amour par le fantastique de la banlieue Américaine, commence sur la neige inquiétante d’une télévision qui se brise. Ces écrans si quotidiens, si mystérieux sont un miroir sur nous lorsqu’ils sont éteints, une fenêtre vers les autres allumés et leur problème de fonctionnement sont ce qu’il y a, à mes yeux, de plus terrifiant. Ils renvoient à une impuissance, à une incompréhension aussi qui se rapproche du mystique mais dans ce qu’il y a de plus routinier. La fin de Laura Palmer se fait presque dans une imagerie pornographique avec une étrange lumière, un jeu follement intelligent entre le kitsch de la sexualité et son horreur : un procédé parfait de se servir des images de plaisir patriarcales pour en soutirer leur étrangeté et brutalité.
Ring, Kaïro ou Inland Empire ont aussi en commun une mise en scène assez naturaliste et des couleurs télévisuelles qui, d’une étrange façon, nous paraissent plus réelles que les beaux éclats du cinéma. Ces films ancrent la menace dans la société-même, à l’intérieur de la pellicule et le film est aussi possédé que ces personnages. Kaïro a un mixage sonore très intéressant avec de réels petits sons de machines qui se glissent çà et là à tel point qu’on se demande parfois si on n’est pas en train de recevoir un sms via notre portable posé à côté des enceintes (vous savez ça faisait ça à l’époque, je trouvais déjà ça flippant). Dans Requiem for a dream de Darren Aronofsky (pourtant pas un film d’horreur en soi, bien que…), la photo bleuâtre et de mauvaise qualité à la manière de l’émission qui rend malade le personnage d’Ellen Burstyn, ne rend que plus crasseuse et angoissante l’œuvre. Lorsque les personnages sortent réellement du poste pour danser dans le salon, cela m’emmène jusqu’à des étages d’angoisse sans précédent. C’est fou de voir littéralement en image cette vérité : les injonctions et les violences des écrans entrent littéralement dans nos foyers, qu’on le souhaite ou non.
Personnellement, je ne comprendrai jamais qu’on soit si détendu·es face à ces rectangles lumineux pleins de fantômes, de dangers et qui sont si inatteignables et rapides. Et je suis reconnaissante à tous ces cinéastes qui ont compris comme peuvent être anxiogènes ces machines omniprésentes. Paradoxalement, elles peuvent être très belles aussi. C’est toute la force de ces œuvres que je cite, tétanisantes mais aussi profondément intéressantes et empathiques. Car l’aspect quotidien de ces images vidéo permet aussi de les utiliser de manière profondément douce (repensons à Aftersun de Charlotte Welles) bien qu’elles rapportent presque toujours aux fantômes, aux souvenirs lointains.
Skinamarink de Kyle Edward Ball plus ou moins sorti cette année, est l’exemple le plus récent jouant avec l’image pleins de grains, avec les voix pleines d’échos des vieilles télévisions et avec la mythologie creepy pasta. Le film ayant divisé je ne sais si je peux le conseiller, mais si comme moi les étranges soupirs des fils qui nous entourent peuvent vous terrifier, préparez-vous à un moment difficile.
Sur ce, bonne navigation dans mon enfer personnel !