CineComedies 2023 : Patrice Leconte nous offre sa tournée des Grands Ducs

Les Bronzés, Ridicule, Viens chez moi j’habite chez une copine… Patrice Leconte a accompagné l’éveil à la comédie de plusieurs générations de Français au travers d’une filmographie dense, celle d’un auteur populaire qui a su aussi par moment séduire une critique qui n’a pas toujours eu la plume tendre envers son cinéma à ses débuts. Dans les années 90, alors qu’il semble se diriger vers des tournages plus prestigieux, entre film d’époque (Monsieur Hire, Ridicule) et drame intimiste (Le mari de la coiffeuse, La fille sur le pont), le réalisateur signe au mitan de la décennie Les Grands Ducs, une farce comme un retour aux sources à ses débuts.

C’est l’histoire de trois vieux acteurs tombés dans l’oubli qui se lancent le dernier défi d’une tournée théâtrale. Victor Vialat (Philippe Noiret), Eddie Carpentier (Jean Rochefort) et Georges Cox (Jean-Pierre Marielle) embarquent alors aux côtés de la diva Carla Milo (Catherine Jacob) pour jouer sur les routes de province Scoubi-Dou, une pièce de mauvais boulevard financée par le fielleux producteur Shapiron (Michel Blanc) qui ne rêve que d’une chose : que la pièce tombe à l’eau le plus vite pour toucher l’argent de l’assurance. Flop colossal à sa sortie en salles (à peine plus de 500.000 entrées), Les Grands Ducs a depuis développé un petit cercle de fans hardcore de ce film cabotin et débraillé, dont la truculence repose sur le show des trois monstres sacrés qui portent son casting. Alors que le film recevait l’honneur d’une présentation au festival CineComedies de Lille, on ne pouvait pas rater l’occasion de discuter avec Patrice Leconte de ses souvenirs avec Marielle, Noiret, Rochefort, et les autres grands acteurs comiques qui ont accompagné sa carrière.

À la fin des années 80, vous réalisez Monsieur Hire, qui est adapté d’un roman de Simenon,  qui avait été adapté en son temps par Julien Duvivier pour Panique. En voyant le pitch des Grands Ducs, on ne peut pas s’empêcher de penser à un autre film de Duvivier, La fin du jour, avec Michel Simon. Était-ce une manière de poursuivre l’hommage ? 

Sincèrement, ça n’a pas été un hommage à Julien Duvivier, même s’il a un parfum lointain ou pas lointain. Mais c’est un de mes cinéastes préférés. Il a fait des films absolument formidables, des grands films. Ce n’est pas un petit maître, c’est un maître, pas toujours estimé à sa juste valeur. Il était d’une noirceur, d’un pessimisme parfois, qui était assez gratiné, mais qui m’a toujours touché. Si on suit toute sa filmographie, même si je ne me prétends pas spécialiste, on se rend compte qu’à un moment, il a baissé la garde. Don Camillo, franchement, c’est pas terrible, mais il a fait de tels chefs-d’œuvre à côté. Il y a des cinéastes comme ça, de cette époque-là, que j’admire par-dessus tout, que ce soit Becker par exemple, ou des petits maîtres comme Gilles Grangier.

Comment est née alors cette histoire de trois comédiens sur le déclin, a fortiori incarnés par trois acteurs qui sont des habitués de votre cinéma ? 

Je pensais que ce serait tout simplement merveilleux de les réunir dans un film. Parce que j’ai toujours beaucoup aimé le théâtre, je les ai tout de suite imaginé au théâtre, et mieux que ça, sur une tournée théâtrale. Je les ai fait venir un jour, sans même passer par les agents, dans mon bureau à Montparnasse. J’étais là, assis derrière le bureau, et je les voyais tous les trois comme ça en cinémascope.  Et je leur ai dit que je les voulais tous les trois dans un film, parce qu’ils n’avaient jamais fait ça tous les trois ensemble. Il y avait eu bien sûr Que la fête commence (de Bertrand Tavernier), mais ils n’avaient jamais fait tourné de scènes ensemble à l’écran. Et ils ont tous les trois tout de suite répondu “Très bien, Patrice, écrivez, et nous on vous suit !

Les Grands Ducs est le premier film où vous collaborez avec Serge Frydman. Comment s’est passée la rencontre avec lui et d’où est né votre coup de foudre artistique ?

J’étais parti depuis quelques temps dans l’écriture du film, j’avais des notes, sur l’ambiance, les personnages, mais rien de concret. C’est le producteur du film, Thierry de Ganay, qui m’a dit qu’il connaissait un type avec qui je pourrais très bien m’entendre, Serge Frydman. Et j’ai rencontré Serge Frydman à cette occasion parce qu’on me l’a proposé, présenté,  et je me suis tout de suite entendu avec lui. Les Grands Ducs, c’est surtout lui qui l’a dialogué, car c’est un dialoguiste merveilleux.

Les trois héros hauts en couleurs des Grands Ducs avec leur grande gueule et leurs costumes bariolés, ce sont presque des personnages de comédie à l’italienne…  

C’est très curieux, parce que quand j’ai fait Monsieur Hire, on m’a dit à l’époque que j’avais fait mon film le plus japonais. Quand j’ai fait Tandem et Les Grands Ducs, on m’a dit que c’était le film le plus italien. J’aime ce cinéma-là et ses acteurs étourdissants mais non, je n’y ai jamais pensé ouvertement. Mais on est tous nourris de notre cinéphilie, comme je l’ai été aussi avec Duvivier. Donc même si on ne se réfère pas précisément à une époque, il y a des choses qui remontent à la surface. Ce qui me plaisait beaucoup dans le projet, et c’est vrai que c’est un sujet de comédie italienne, c’était de faire jouer à des acteurs de premier rang des acteurs de quinzième zone. Si on avait fait Les Grands Ducs avec trois acteurs de quinzième zone, ç’aurait été une espèce de pléonasme un peu pathétique. Alors que là, il y a une espèce de santé, de joie de vivre, de tonicité qui m’émerveillait. Je voyais ces acteurs-là ne pas s’économiser, aller très loin dans la dérision et l’autodérision, sans avoir peur de rien. Il faut être un très grand acteur pour jouer un mauvais acteur.  

Le côté fou de ces personnages passe par un vrai travail dans le film sur les noms ; les noms des personnages par exemple, mais aussi cette pièce de boulevard qui s’appelle Scoubi-Dou…

Ça, c’est Serge Frydman. Frydman, c’est un champion du monde pour les noms. Dans La fille sur le pont, ce lanceur de couteau joué par Daniel Auteuil s’appelle Gabor, il n’a même pas besoin d’avoir de prénom. Comme à l’époque où on parlait de Carette, et pas de Julien Carette. Il n’est pas fort que pour ça, mais il est très fort pour ça.

« Philippe Noiret souffrait de ne pas être zinzin comme les deux autres. Il n’était pas jaloux, mais envieux de la folie de ses copains »

La part de folie des Grands Ducs tient dans le fait que le film échappe au schéma traditionnel de l’Auguste et du Clown blanc. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le personnage de Catherine Jacob, n’est pas du tout là pour contrebalancer la folie de tout le monde, c’est une Castafiore (pour reprendre une comparaison au Tintinophile que vous êtes) qui débarque dans le film. Comment vous êtes vous tourné vers elle?

Je ne la connaissais pas, mais je l’aimais beaucoup. Je trouvais qu’elle avait ce côté un peu Castafiore, ce phrasé invraisemblable qui n’appartient qu’à elle. On a l’impression qu’elle n’est jamais assise précisément quelque part. Elle est tout le temps dans une espèce de  mouvement, d’énergie.  Elle ne sait pas où elle va, mais elle y va. Tout ça, ça m’attirait beaucoup chez elle. Et puis il y a le personnage de cette ordure de Shapiron jouée par Michel Blanc. J’ai toujours aimé coller des perruques sur mes acteurs. À Michel, à Jugnot dans Tandem, et même à Marielle dans Le Parfum d’Yvonne. Une très jolie perruque. La perruque de Michel Blanc par contre, elle est vraiment grotesque.  

Il n’y a pas que la perruque, ça s’étend aux costumes dans leur ensemble.

Les consignes étaient assez simples. Je voulais que Noiret soit habillé comme un grand bébé tout frisotté qui a rendez-vous au tas de sable. Rochefort, c’est celui qui essaie de porter beau alors que son blazer date d’il y a 15 ans. Il a un peu forci, ça tire sur les boutons. Et puis Marielle, on l’imagine déclamer de la poésie dans le fond d’une maison de la culture en Corrèze. Rochefort était particulièrement attaché au travail de ses costumes, c’est bien de leur génération. Noiret m’avait raconté, ce que je trouve vraiment original pour un acteur, qu’avant Les Grands Ducs, il avait tout laissé pousser, la barbe, les moustaches, les cheveux. Et il avait filé le scénario à un coiffeur qui lui faisait des propositions de coiffure pour le personnage. C’est ce coiffeur qui lui a fait des petites mini-vagues bouclées de Vialat.

Marielle, Rochefort et Noiret sont trois acteurs très identifiés, et que vous connaissez très bien. Au cours du processus d’écriture, est-ce que vous avez choisi de vous détacher de l’image que vous aviez d’eux ou est-ce qu’au contraire, vous vous êtes dit que ça vous permettait de les taquiner ?  

Ça aide toujours de savoir qu’on va écrire pour untel ou untel, car ces acteurs-là sont très inspirants. Quand j’ai fait par exemple Une chance sur deux avec Belmondo et Delon, ils jouaient Belmondo et Delon. Ils se jouaient eux-mêmes et c’était délibéré. Là, ils ne se jouent pas eux-mêmes, ils jouent presque ce qu’ils auraient pu devenir s’ils n’avaient pas eu le succès. Il y a toujours un risque, quand on écrit pour des acteurs, qu’à l’arrivée l’acteur auquel on pensait en écrivant pendant plusieurs mois, dise non. A ce moment-là, on se retrouve un peu désemparé, un peu orphelin. Heureusement, ça ne m’est pas arrivé trop souvent, mais ça m’est arrivé. 

Ces trois grands acteurs avaient à leur manière la réputation d’être parfois difficiles sur les tournages. Vous qui avez eu la chance de les diriger séparément puis ensemble, avez-vous approché la direction d’acteurs différemment sur Les Grands Ducs par rapport à leurs rôles précédents?

J’ai pu me préparer car bien longtemps avant qu’on fasse les Grands Ducs, je savais déjà que j’avais cette envie de faire un film avec eux trois. Et il fallait que je fasse vite comprendre que je les plaçais tous les trois dans le même rapport d’amitié, de connaissance et de confiance. Heureusement on se connaissait déjà bien, il y avait de l’estime mutuelle. Le tournage a été joyeux avec ces trois-là. Même quand ils n’étaient pas dans le plan, ils restaient à côté de moi, à la caméra, pour voir leurs copains tourner. Je raconte souvent cette anecdote à laquelle je tiens beaucoup. Un jour je filmais une scène avec Marielle et Rochefort puisque je suis aussi cadreur sur mes films. Noiret était debout à côté de moi. Il a vu une prise, deux prises, trois prises, et puis il m’a dit, mais avec une espèce d’émotion dans la voix : “Vous voyez Patrice, Jean et Jean-Pierre, ils ont un truc que je n’aurais jamais : la folie”. Noiret, c’était un baron du cinéma et du théâtre, il était marié à Monique Chaumette, il venait du TNP (Théâtre national Populaire)… Il souffrait de ne pas être zinzin comme les deux autres. Il n’était jamais jaloux, mais envieux de la folie de ses copains.

À propos de théâtre, parlons un peu de cette fausse pièce Scoubi-Dou. Comment fait-on pour créer une mauvaise pièce de théâtre, et faire qu’elle fonctionne à l’image? 

Heureusement c’est une pièce qu’on ne voit jamais que par bouts parce qu’en effet ça n’a pas l’air fameux. Mais je vous rassure, c’est plus facile d’écrire des bouts d’une mauvaise pièce qu’une mauvaise pièce en intégralité.  

Au-delà du décor ou de l’écriture, c’est aussi un défi de mise en scène. Les Grands Ducs devient presque burlesque pendant ces scènes. 

J’aime bien, avant de commencer, me fixer des principes de mise en scène, parce qu’on ne met pas en scène de la même manière Monsieur Hire et Les Grands Ducs, évidemment. Pour Les Grands Ducs, je voulais faire tout le film caméra à l’épaule comme si c’était un reportage, et pour aller à tout berzingue. On a tourné le film sans lumière artificielle, caméra à l’épaule, juste avec la pellicule. On a tourné à 300 à l’heure. Je ne voulais surtout pas que cela devienne un film sur trois comédiens qui s’installent, prennent le thé, échangent des souvenirs. Il fallait sans cesse que je les prenne de vitesse, échapper aux conditions du tournage bourgeois. Et pour tout ce qui tenait aux scènes de théâtre, on filmerait sur une dolly, avec un cadre raisonnable.

Quand on replace Les Grands Ducs dans votre filmographie des années 90, on remarque quand même un net contraste avec les plus grosses économies de vos tournages. Au milieu de Monsieur Hire, Le mari de la coiffeuse ou Ridicule, est-ce que ce film n’a pas été une sorte de récréation ?  

Je ne l’ai jamais envisagé comme ça, surtout que le planning du tournage n’était sans doute pas très raisonnable, même si je m’en fous d’être raisonnable. Je suis sorti des Grands Ducs un peu sur les rotules, fatigué mais heureux. Il n’y a même pas eu quelques semaines entre la fin du tournage des Grands Ducs et le début du tournage de Ridicule. Quand je tournais les Grands Ducs, je faisais les repérages de Ridicule ; et pendant le tournage de Ridicule, j’étais en salle de montage pour finir les Grands Ducs. Je ne pourrais plus du tout faire ça aujourd’hui. Heureusement, les deux films sont absolument différents, ce qui a rendu cette alternance plus facile.

Malgré son casting prestigieux, Les Grands Ducs n’a pas été un grand succès à sa sortie en salles en février 1996. Il y avait cela dit une sacrée concurrence à l’époque vu que votre film sort la même semaine que Heat de Michael Mann ou Babe de George Miller…

Je vous coupe tout de suite car je pense que ce n’est pas du tout une raison qui explique l’échec du film. Il y a un truc qui est irremplaçable, qu’on ne contrôle pas, c’est l’envie ou la non-envie des gens d’aller voir un film. Quand les gens ont envie d’un film, pour des raisons qui nous échappent souvent, ils y vont. Peu importe qu’il y ait Heat au cinéma ou un match de foot important à ce moment-là. Et quand ils n’ont pas envie d’un film, même si le film sort dans un désert, ils n’y vont pas, parce qu’ils n’ont pas envie d’y aller.

« Quand je tournais les Grands Ducs, je faisais les repérages de Ridicule ; et pendant le tournage de Ridicule, j’étais en salle de montage pour finir les Grands Ducs. »

Qu’est-ce qui explique alors qu’un film comme Les Grands Ducs soit aujourd’hui dans un festival comme CineComedies, et ait pu se relever de son échec en salles?

Il y a un truc très bizarre avec ce film, différent de tous les films que j’ai fait. Les gens qui, aujourd’hui, aiment le film et connaissent le film, ils l’aiment à la folie. Je ne vais pas me la péter en disant que le film est devenu culte, mais pas loin. Je crois comprendre un peu avec le recul les raisons de pourquoi le film n’a pas intéressé les gens à l’époque. Les adultes, les grandes personnes qui aiment ces trois acteurs-là ont été déstabilisés de les voir dans un film hirsute, et pas dans un beau film de Tavernier. Les autres, ils n’en avaient sans doute rien à foutre de ces acteurs-là, et encore moins de les voir dans une tournée théâtrale qui tourne mal. On a peut-être fait ce film pour personne au final. Il n’y avait pas de public potentiel pour ce film. Je me souviens du producteur qui essayait de convaincre Jean-Pierre Marielle, qui détestait la promotion, d’aller défendre le film dans une émission de télévision. Et Jean-Pierre, qui n’était jamais avare de phrases à l’emporte-pièce, lui avait répondu : “Mais comment ça, défendre le film? On ne sait même pas si on est attaqué!”. C’était merveilleux, tout à fait le personnage.

Les Grands Ducs est au fond un film qui parle de ce qu’est un acteur comique. Vous qui avez côtoyé la plupart des très grands dans le domaine tout au long de votre filmographie, qu’est-ce qui vous fait plaisir d’aller chercher chez un acteur de comédie?  

Ce qui me fait plaisir, c’est de lui proposer un truc qui ne le fera pas ronronner, tout simplement. Parce que si c’est pour lui proposer un truc qu’il a déjà fait, pour reconduire un système, ça n’a pas d’intérêt. Il y a des acteurs qui sont très frileux avec l’innovation, qui pensent : “Mon public ne va pas me suivre”. “Mon public”, franchement… OK, très bien, on va chercher quelqu’un d’autre alors.  Mais généralement, les grands acteurs, ils adorent qu’on les emmène sur des sentiers  qu’ils n’ont pas encore fréquentés. Pour ces trois-là, être ensemble et jouer les acteurs de quinzième zone, c’est jouissif. Noiret, Rochefort, Marielle, ce ne sont pas des mauvais acteurs, ce ne sont pas les pires acteurs. Ce genre de défi, ça les excite, avec respect, bien sûr. Parce qu’ils ont été, au début, des Cox, des Vialat. Ça les amusait beaucoup de jouer ce qu’ils ne sont pas et ce qu’ils auraient pu être. Comme les acteurs qui adorent jouer des crapules.   

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