[Annecy 2023] Denis Do : « Funan m’a permis de me réapproprier ma culture »

À l’occasion du double programme composé du court métrage Garden of Remembrance de Naoko Yamada et La Forêt de Mademoiselle Tang, moyen métrage de Denis Do proposé cette année au Festival d’Annecy (et également disponible sur Arte), nous vous donnons l’occasion de redécouvrir l’interview de Denis Do réalisée en 2018 pour Funan, alors sacré Cristal du long métrage.

Funan, c’est l’histoire d’une vie. Celle de la mère du réalisateur sous le régime des khmers rouges, au Cambodge. Depuis, il a remporté le Cristal du long métrage, qu’il n’a pas volé. Nous revenons avec Denis Do sur la genèse du projet, son appropriation de la culture cambodgienne et sa manière d’exposer la violence, entre autres sujets.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour faire ce film ?

Le film s’est fait sur neuf ans. C’est un processus assez commun dans le domaine de l’animation. J’ai eu cette idée pendant ma dernière année aux Gobelins (école de cinéma parisienne, ndlr.). J’ai fait un court métrage de fin d’étude sur le sujet avec mes camarades de classe. En faisant ce film, j’ai pris conscience des possibilités de l’animation. J’ai eu l’envie de raconter cette histoire qui me tournait depuis très longtemps dans la tête.

Ça a été assez difficile de vous lancer ?

Je savais qu’il me faudrait un peu de temps pour vraiment m’y mettre après l’école, car on n’est pas encore professionnalisé à cent pour cent. J’ai consacré ce temps à apprendre le métier.

J’ai aussi eu beaucoup de mal à percevoir la culture cambodgienne et à me l’approprier. Même à apprécier le Cambodge : j’y suis allé jeune, en 1995, et le pays me faisait peur car il sortait de beaucoup de conflits et de désastres. Ça me bousculait complètement dans mon quotidien de petit Parisien. J’y suis tout de même retourné avec la famille deux ans plus tard et là, une personnalité avait été attaquée à la grenade, c’était sordide, et j’ai vu le visage de ma mère se décomposer dans notre chambre d’hôtel. Elle a dit : “je ne veux pas du tout que mes gosses vivent ça”. Et dès le lendemain, on passait la frontière vers le Vietnam.

Toutes ces histoires ont servi à mon éducation, comme le fait de manger entièrement mon bol de riz parce qu’on ne mangeait pas sous les khmers rouges. Et ma mère ne les appelait pas comme ça, elle disait “les gens en noir”, car ils étaient habillés en pyjama noir, et ça me faisait imaginer plein de choses, je me demandais qui ils étaient. Aujourd’hui c’est un peu notre point Godwin¹, on en arrive toujours à parler de ça.

Et quel a été l’élément déclencheur ?

C’était une discussion avec un camarade de classe aux Gobelins qui m’a fait comprendre que c’était peut-être quelque chose à assumer. Alors j’ai fait des recherches et j’ai pu me confronter à la réalité. Un jour, je me suis assis devant ma mère et je lui ai dit “raconte-moi tout de A à Z”. Nous sommes ensuite repartis au Cambodge ensemble pour tout retracer.

On a aussi fait un autre voyage avec ma co-auteure Magali Pouzol pour nous en imprégner, nous documenter sur le travail des paysans, le traitement des villageois… Tout ça s’est fait avec beaucoup d’émotion. On voulait être sûr d’avoir le plus de contenu avant de présenter le projet à des producteurs : j’avais peur que ce soit des requins et qu’ils retournent mon projet dans tous les sens, ce qui ne s’est pas produit avec Sébastien Onomo. C’est qui me permet de dire que le film est sans concession et que l’on m’a donné la possibilité de mettre en scène ce que je voulais.

En effet, le film est extrêmement dur et n’occulte pas la violence…

Dans Funan, la violence est toujours suggérée, on ne la voit pas. La seule scène de violence frontale est commise par les victimes et non les khmers rouges, ce qui a énormément de sens pour moi. Ça traduit cette humanité qui suinte. Oui, le film est dur, mais la vie des gens était dure à l’époque. Pendant un moment, j’ai eu envie de traiter ça légèrement, comme un conte, mais le point de vue d’un adulte m’intéressait beaucoup plus que celui d’un enfant, trop attendu pour de l’animation.

Beaucoup de choses ont été filtrées dans le film. Je ne le considère pas comme une liste des exactions commises car on n’en finirait pas. J’ai voulu mettre les personnages à plat : il n’y a pas de héros ou de surhomme parmi eux. Dès qu’il y a une tentative héroïque, elle est coupée net car c’est ce qui se passe dans la vie. Tout le monde est traité sur un même pied d’égalité et les gens se révèlent car ils sont poussés dans une situation extrême. Est-ce que les gens se révèlent ou est-ce une autre part de l’humanité qui se dévoile ? J’ai trouvé ça très intéressant à traiter.

On peut voir que figurent parmi les khmers rouges d’anciens amis, et que eux aussi ne sont pas totalement manichéens…

C’est une réalité et cela reste un sujet extrêmement tabou au Cambodge. Des gens sont voisins, se connaissent car l’un était le bourreau d’une autre famille… Je trouvais ça intéressant de montrer ce paradoxe. Tout comme la notion d’Angkar (autre nom donné au parti communiste cambodgien, ndlr.), que les gens ne parviennent pas vraiment à personnifier. Il y a comme un côté Big Brother mais sans les caméras.²

Funan n’est pas un cours d’histoire. Je pense disséminer suffisamment d’informations pour que les gens puissent saisir le contexte et ce que les personnages ont vécu. C’est une histoire à l’échelle très humaine et intime. Son message est universel et intemporel.

Aimeriez-vous raconter l’arrivée de votre famille en France ?

Ça, je l’ai vécu en même temps qu’eux donc je me pose beaucoup moins de questions à ce sujet. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est l’avant. Ce que je n’explique pas dans le film, c’est que la vie de ma famille s’étale sur deux générations, qui ont subi deux vagues d’immigration. Comme beaucoup de gens qui sont partis de Chine soit pendant l’invasion japonaise, soit pendant des inondations. Ils se sont ensuite retrouvés au Cambodge et se sont intégrés. J’ai été élevé avec cette polyculture mais aussi avec cette peur que tout ça arrive à nouveau, même en vivant dans le confort français.

Avoir Louis Garrel et Bérénice Béjo au casting de son premier long métrage, c’est quelque chose !

Pendant la production, on s’est évidemment posé la question de travailler avec les comédiens qui seraient des têtes d’affiche. C’est une notion qui me faisait peur, car je voulais travailler avec des gens qui, en plus d’être connus, avaient une aura.

J’ai vu Bérénice Béjo dans Le Passé et elle m’a bouleversé. C’est surtout sa voix qui m’a interpellé. Je lui ai écrit une lettre en pensant qu’elle passerait à la poubelle et elle m’a répondu très vite. On s’est vite rencontrés et j’ai vu que ça la touchait. Je lui demandais des conseils pour les voix masculines et c’est comme ça qu’on est arrivé sur Louis Garrel, qui dégage vraiment quelque chose d’indéniable. J’avais besoin de ça, d’une voix timbrée qui impose une présence, même dans le souffle.

On n’avait pas fait de tests avant l’enregistrement et je trouvais que ça matchait parfaitement. Ils m’ont tordu les tripes, ils ont créé les personnages quelque part, car les enregistrements ont été faits à partir d’un storyboard (planches de dessins préliminaires au film, ndlr). L’enregistrement a imposé un nouveau montage du film, et ça a aussi impacté l’animation. Pour moi, le terme de doublage n’est pas très juste car il y a aussi du jeu et de la création.

Interview réalisée dans le cadre du Festival d’Annecy, le jeudi 14 juin 2018, précédemment publiée sur Silence Moteur Action.
Merci à Barthélémy Dupont et Monica Donati pour l’organisation de cet entretien.

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