Présenté en sélection de l’ACID, Machtat est un documentaire réalisé par la réalisatrice franco-tunisienne Sonia Ben Slama. Nous avons pu l’interroger sur son projet et ses sentiments au lendemain de la présentation de son film.
Vous présentez le film Machtat dans la sélection de l’ACID, comment vous le décririez-vous à nos lecteurs et lectrices.
C’est un film documentaire réalisé en cinéma direct : on s’est adaptés aux situations et on choisissait juste l’angle. On est immergés dans le réel.
C’est un film qui raconte l’histoire de trois femmes, une mère et ses deux filles qui sont musiciennes de mariage dans une petite ville en Tunisie. Elles ont des histoires matrimoniales assez difficiles. Fatma, la mère est veuve, Najeh est divorcé depuis une vingtaine d’années et vit chez sa mère et aimerait se remarier mais c’est compliqué pour une femme de 35 ans, qui a déjà été mariée. Sa petite sœur Waffeh est mariée à un homme violent et cherche un moyen de divorcer de cet homme sans perdre la maison.
La manière dont vous arrivez à capter quelque chose d’authentique et de dur est saisissante, comment avez-vous rencontré ces trois femmes et comment avez-vous créé ce lien de confiance ?
C‘est le temps qui a permis de créer ce lien où elles nous ont laissé filmé des moments intimes de leur vie. Je les ai rencontrées lors du tournage de mon premier film « Tout est écrit » dans lequel je raconte l’histoire du mariage et de la répudiation de ma grand-mère par mon grand-père, dans cette même ville de Tunisie. J’y raconte aussi le mariage de ma cousine et c’est là que j’ai rencontré les Mechtat. C’était une ambiance lourde car ma cousine n’avait pas spécialement envie de se marier, on sentait le poids de la tradition sur leurs épaules. Et j’ai vu arriver ces femmes musiciennes qui assumaient leurs gestes, leur mouvements. On sent que ce sont des personnes importantes dans le mariage.
Quelques temps après mon premier film je les ai recontactées. Je les ai appelées, elle ne souvenait évidemment pas de moi. Elles m’ont donné rendez-vous dans une petite maison qu’elles louent l’été. Le jour dit, j’ai frappé sans que personne ne me réponde. J’ai attendu une heure, et je me suis dit « si là je pars, c’est fini, je fais une croix sur ce film ». Un gamin est passé et m’a dit « si, elles sont là » et là il se met à frapper de manière véhémente sur la porte. Elles ont fini par ouvrir. J’ai dû négocier juste pour pouvoir discuter avec elles. Et à partir de là s’est construite une vraie relation pendant 6 ans.
Quelle est votre place en tant que réalisatrice dans le film ? Lors des scènes sincères et intimes que vous filmez, comment vous vivez l’influence de votre caméra sur elles ?
Je n’ai jamais envie de me faire oublier. Il faut qu’elles sachent toujours qu’on est là. Ainsi, on ne prend pas du petit matériel, le matériel est toujours conséquent : caméras, micros… On les filme et donc il faut qu’elle sache qu’elles sont filmées.
Parfois, elles se servent de la caméra comme d’un outil. Notamment pour Waffeh par rapport à son mari, pour se faire entendre et montrer qu’elle n’est pas folle. Nous, on ne savait pas qu’on allait filmer une scène comme ça. On y allait pour une journée de présentation et on se retrouve avec une scène très forte.
Pour le reste, je me rends compte qu’elles sont pareilles quand je filme et quand je ne filme pas car j’ai passé beaucoup de temps avec elle aussi sans caméra. On ne se fait pas oublier mais on fait partie du paysage. Il a toujours été très clair que si elles voulaient qu’on arrête de filmer, on arrêtait. C’est arrivé une seule fois.
Elles ont vu le film ?
Oui je leur ai montré la semaine dernière. Ça les a beaucoup fait rire, vraiment beaucoup. Et ça les a ému aussi. Quand on fait un documentaire comme ça, on a peur de la réaction des gens qu’on filme, mais en même temps c’est leur réalité donc il n’y a pas de surprises.
Il doit également y avoir un énorme travail au montage ? Est-ce que vous aviez rapidement une idée de la façon dont vous vouliez construire votre film ?
Ça s’est fait progressivement. J’avais de grandes scènes directrices mais après tout est possible. On a décidé de mélanger les deux histoires. On ne s’en rend pas compte mais ça se joue parfois à quelques plans qui vont faire tout l’équilibre d’une scène. Une scène placée à un endroit ou à un autre du film ne racontera pas la même chose. Le plus dur était de trouver l’équilibre entre les deux sœurs.
Certains choix ont été fait au montage, notamment celle des hommes hors-champ.
Les hommes sont en effet absents de l’écran, mais étrangement présents comme une menace qui plane sur ces femmes. C’est quelque chose que vous avez voulu ? Quelle relation avez-vous eu avec les hommes de cette famille ?
On a choisi d’être proche de ces trois femmes, une caméra qui se calque sur leurs mouvements. De fait, ça a exclu les hommes du cadre. Quand on est avec elles, eux sont dans d’autres espaces. Ils sont au café ou au travail quand les femmes sont dans les maisons.
Ça a été surtout difficile avec le mari de Waffeh car il fallait calculer ce qui pourrait avoir un impact sur elle. Dès que Waffeh sentait un danger, on arrêtait. Au fur et à mesure du tournage c’était important de nous imposer. Ce qui est fou c’est que lui, alors qu’il se sait filmé, se comporte quand même comme ça avec sa femme. Il nous disait des choses horribles, il est capable de se plaindre de sa situation et du fait que Waffeh ne s’occupait pas assez des tâches ménagères…
Votre équipe est entièrement féminine, cela vous aide dans votre travail ?
Pour l’équipe de tournage, ça n’aurait pas pu être fait autrement. Je n’aurais pas pu faire venir un homme et cela aurait changé notre rapport aux trois femmes.
Mais c’est vrai qu’au-delà de l’équipe de tournage, il se trouve que de A à Z, il a été fait par des femmes de la production au montage, et moi je trouve ça super.
Vous avez donc été sélectionnée par l’ACID et vous avez présenté votre film hier devant une salle comble, comment l’avez-vous vécu ?
C’est assez incroyable. On a fait la première du film au festival Visions du réel. Mais quand on a envoyé notre film à l’ACID on avait absolument aucun espoir. Ça a été un vrai choc et ça m’a fait bizarre de me dire que les Machatat allaient être montrées à Cannes. On ne peut pas être plus loin de leur monde que ça. D’ailleurs, quand je leur ai dit, elles ne connaissaient pas le festival et ça ne leur faisait ni chaud ni froid.
Mais on est surtout au sein de l’ACID et c’est très différent. On est dans un cocon avec une bienveillance incroyable. Et la session hier était formidable, Kaouther Ben Hania était présente, les questions étaient passionnantes, j’étais ravie.
Et derrière il y a tout un accompagnement du film qui est primordial pour un projet comme celui-là et qu’on n’aurait jamais eu sans cette sélection.
Vous avez parlé de Kaouther Ben Hania, elle présente en compétition un film documentaire aussi, Les filles d’Olfa sur une mère et ses deux filles, comme votre film donc et pourtant c’est un angle à l’opposé du votre puisqu’elle brouille la frontière entre fiction et réel. Vous avez pu le voir ?
Non, hélas je suis arrivée après la présentation de son film, mais elle m’impressionne beaucoup et je suis content qu’on soit les deux films tunisiens de Cannes et j’ai hâte de voir son film.
Vous suivez le cinéma tunisien qui semble montrer une vitalité étonnante étant donné le contexte difficile de la Tunisie ?
Oui, il y a des choses très biens et très fraîches. Il y a des financements qui viennent de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord, ndlr) qui permettent de faire des choses. Le Doha Film Institute finance beaucoup de films… Alors après c’est de l’argent qatari certes mais ça permet à des jeunes créateurs et créatrices de faire des choses.
Il y a d’autres festivals comme Rotterdam qui ont des fonds spécifiques pour cette région ce qui permet de faire en sorte que d’autres voies se dégagent.
J’ai cru comprendre que votre prochain projet se passe dans un pays différent : les Etats-Unis
Oui, c’est un film sur lequel j’ai travaillé en parallèle et donc j’y vois beaucoup de ponts avec Machtat. C’est un documentaire dans une ville du Midwest, encerclée de champs de maïs avec une énorme zone commerciale et pas grand-chose d’autre. Et sur la rue principale il y a un endroit qui a joué un rôle dans ma vie, un bar qui s’appelle The Bistrot tenu par une femme qui s’appelle Moma, c’est la mère de toute la communauté LGBTQIA+ de la ville. Elle tient cet endroit à bout de bras. Le film raconte les derniers temps de cet endroit.