About Kim Sohee : on achève bien les stagiaires

Après le brillant A girl at my door sorti en 2014, July Jung retrouve l’actrice Doona Bae pour About Kim Sohee, un nouveau drame où des personnages féminins doivent se débattre dans un environnement compliqué pour ne pas s’y faire broyer. C’est ici un fait divers qui a inspiré le scénario. Les lycéens coréens, en sus de la pression propre à la Corée du Sud subie tout au long de leurs études, doivent effectuer des stages en entreprise qui comptent énormément dans leur formation, et Kim Sohee (interprétée par Kim Si-eun), bonne élève dans un lycée agricole médiocre, ne fait pas exception. Elle a cependant l’opportunité – qu’on lui présente comme fabuleuse – d’être sélectionnée pour un travail de bureau, contrairement à ses camarades moins bien lotis au niveau scolaire, qui devront exercer un métier manuel. Elle rejoint la hotline d’un opérateur de télécommunications coréen et répond à longueur de journée à des usagers mécontents, mais elle commence très vite à pâtir des méthodes de travail toutes particulières de cette entreprise en sous-traitance…

Sans revenir au lieu commun de l’étymologie douloureuse du mot travail, sans même retracer les luttes dont il a fait l’objet depuis que les cartes ont été rebattues par la révolution industrielle, on peut s’accorder sur le fait que le rapport au travail connaît depuis plusieurs années une crise exponentielle nourrie par l’ultralibéralisme, la crise du Covid ou encore le télétravail. Ce n’est pas Kim Sohee qui va nous dire le contraire. Les croquemitaines sinistres qui sont nos dirigeants nient la notion de pénibilité du travail, a fortiori celle d’un job « confortable » – répondre au téléphone ! What could go wrong ? Mais ils n’ont qu’à passer à leur tour la journée à se faire insulter ou crier dessus par des interlocuteurs invisibles, avec en bonus le harcèlement sexuel qui va apparemment de pair avec le fait d’avoir une majorité de voix de jeunes femmes à l’autre bout du fil. La grogne des personnes qui appellent est encore attisée par les directives de l’entreprise : les employées sont invitées, par tous les moyens qui leur sont disponibles, à temporiser voire rendre impossibles les résiliations de contrat.

Lors de la formation des hotlineuses par leur manager, il leur apprend à suivre un script inscrit dans un manuel mais aussi à manipuler, éluder, ajouter des frais, des termes et conditions aberrants pour que les clients, parfois déterminés à changer d’abonnement pour des raisons indiscutables, gardent un peu plus longtemps leur box Internet et télévision. En plus du nombre d’interlocuteurs par jour et de leur vitesse à classer les requêtes (sans forcément y accéder, donc), les salariées sont jugées sur leur taux de résiliations. Elles sont classées en fonction de cette « efficacité » contradictoire, et la place de leur nom dans ce classement a un impact sur leurs salaires : elle s’accompagne en théorie de retenues ou de bonus. Ceux-ci sont bienvenus pour gonfler des revenus assez maigres, d’autant qu’elles sont pour la plupart stagiaires. Leurs mornes bureaux donnent directement sur la liste de leurs scores ; il existe en réalité d’autres outils bien plus redoutables que ces tableaux blancs, où les différentes statistiques doivent être inscrites chaque jour au marqueur. Les hotlineurs d’une certaine société nommée d’après un fleuve sud-américain sont par exemple trackées par des outils numériques, qui compilent en temps réel leurs données pour créer des newsletters de leurs performances. La sophistication de la cruauté va peut-être avec la taille de l’entreprise.

Kim Sohee, après quelques rebellions, joue un temps le jeu pour devenir une employée modèle, motivée par les bonus promis. Et puis, a-t-elle le choix ? Elle qui vient d’un milieu modeste a semble-t-il cette seule chance d’esquiver la pure reproduction sociale, comme le lui répètent les adultes qui l’entourent. À travers son parcours et son cercle d’amis transparaît une crise de la jeunesse, en particulier coréenne, assez désespérante. Quelle voie choisir quand aucun sort ne semble désirable, pas plus son emploi de service, pratiqué dans les pires conditions possibles et vidé de son sens par la logique capitaliste, que le job de livreur manutentionnaire d’un de ses camarades, qu’on sait être tout aussi pénible ? Une autre amie à elle s’essaie à une « carrière » d’influenceuse, mais n’échappe pas au malaise quand il lui faut pour trouver un certain succès produire du contenu dit mukbang, un genre de vidéos justement né en Corée du Sud qui montre des jeunes gens – souvent des jeunes et jolies femmes – consommer des quantités de nourriture écœurantes.

Les moments de sociabilité et de joie, la pratique d’une activité épanouissante (Kim Sohee, avant de commencer son stage, fréquentait assidûment un studio de danse) sont peu à peu grignotés et remplacés par le stress et les heures supplémentaires sous une lumière blafarde. L’impératif de la productivité contamine tous les aspects de la vie de l’adolescente, et dans une discussion avec son ancien partenaire de danse, il apparaît que même leur passion était contaminée par le désir secret, et déçu, qu’elle devienne rentable – quand on est un ado de nos jours, a fortiori en Corée du Sud, le spectre de la k-pop et de ses artistes adulés n’est jamais loin. Mais l’actualité (la mort de la star Moonbin, un nouveau suicide dans une industrie qui les compte par dizaines) est un amer écho au film de July Jung, qui nous rappelle que la réalisation de son rêve n’aurait pas garanti de jours plus heureux à son héroïne.

Les soirées au restaurant ou au bar qui subsistent dans la vie de Kim Sohee ne suffisent pas à compenser la tournure funeste d’un stage en entreprise vraiment maudit, mais sont au contraire l’occasion pour elle de plonger dans une spirale autodestructrice en buvant à l’excès. La détective obstinée interprétée par Doona Bae, qui l’a croisée dans leur studio de danse, se retrouve à enquêter sur les conditions de travail perverties de l’entreprise de hotline mais il ne s’agit que d’un détail dans un système entièrement voué à l’exploitation de ces stagiaires vulnérables, à l’aide d’une logique du chiffre aussi implacable qu’injuste – un cercle vicieux validé par l’éducation nationale. Pas d’apaisement ni de solution facile dans ce film : July Jung continue d’ausculter la société coréenne avec la précision et la rigueur d’un scalpel, et l’indignation face à ce qu’elle y trouve que devrait éprouver toute personne douée de bon sens. En ces temps de luttes sociales, on a tout à gagner à partager la colère froide qui semble habiter autant la réalisatrice que ses personnages.

About Kim Sohee, un film de July Jung. En salles le 5 avril 2023.

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