“Le cinéma des femmes est un cinéma différent. C’est un cinéma politique, qu’on le veuille ou non”. Dans cette hallucinante archive du Festival du Film de Femmes de Créteil datant de 1975, Marguerite Duras semble répondre, près de 50 ans plus tôt, à un débat qui fait encore rage aujourd’hui. Et pour cause : dans cette table ronde qui réunit Chantal Akerman, Marguerite Duras, Liliane de Kermadec et Delphine Seyrig, on converse autour de la place des femmes dans l’industrie du cinéma. Absence de financement, manque de représentation et rôles féminins stéréotypés : le constat est tristement actuel.
Au début des années 70, Delphine Seyrig, alors à l’apogée de sa carrière, utilise sa notoriété d’actrice pour défendre des causes féministes. Elle intervient sur les plateaux télévisés dans des entretiens aujourd’hui légendaires, signe le Manifeste des 343 et milite toute sa vie pour le droit à l’avortement. Érigée en mythe, elle refuse sans cesse de jouer le jeu de la starification, et semble n’avoir peur de rien. Sa rencontre avec la réalisatrice militante Carole Roussopoulos en 1974 est décisive, et pousse son engagement féministe encore plus loin (à ce sujet, il FAUT voir le formidable documentaire d’archives Delphine et Carole, Insoumuses de Callisto McNullty, arrière petite-fille de Carole Roussopoulos). Aux côtés d’Iona Wieder, Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig fondent le collectif Insoumuses. Elles arpentent les rues, une caméra Portapak à la main, pour donner la parole à celles et ceux qui n’en ont pas, avec un ton joyeusement décalé. Il y’a urgence à montrer, alors elles documentent tout : un avortement frontal et d’une grande douceur dans Y’à qu’à pas baiser (1971), les luttes homosexuelles dans Le F.H.A.R (1971), les prostituées, le viol, l’inceste… Mais il est aussi nécessaire de transmettre. Elles démocratisent l’accès à la vidéo et proposent des ateliers uniquement dédiés aux femmes afin de leur permettre de pouvoir documenter à leur tour. Cette approche minimaliste privilégie le fond sur la forme, et il n’est pas rare, faute de moyens, de devoir enregistrer sur des pellicules déjà utilisées. Rien d’étonnant alors, lorsqu’en 1982, elles fondent le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, qui répertorie les documents audiovisuels des luttes féministes et militantes et œuvre à leur conservation et transmission.
Une femme comme les autres
Delphine Seyrig, elle, désacralise sciemment son aura mythique, et revendique d’être une femme et une militante comme une autre. Après avoir co-réalisé deux films avec Carole Roussopoulos et Iona Wieder (le génial Miso et Maso vont en bateau et le SCUM Manifesto), Delphine Seyrig décide de passer seule à la réalisation avec Sois belle et tais-toi en 1976, et aborde une thématique qui lui est chère, celle de la place des actrices dans l’industrie du cinéma. Cependant, pas question de se mettre en scène. Elle n’apparaît que comme une voix, certes reconnaissable entre toutes, qui tisse entre eux les portraits de 23 actrices américaines.
Face caméra, Jane Fonda, Maria Schneider ou encore Barbara Steele se succèdent l’une à l’autre et abordent leur rapport au corps (dans un long monologue, Jane Fonda évoque sans détour la pression des studios à modifier son corps), leur métier d’actrice, leur relation avec les autres femmes et les hommes sur les plateaux, et les rôles qu’elles sont amenées à jouer, qui sans surprise, semblent bien peu palpitants. Au-delà de ce que le film raconte et qui, soyons franc, est aussi émouvant que profondément déprimant, tant peu de choses semblent avoir changé, Sois belle et tais-toi interroge aussi sur son dispositif militant.
Revoir le film aujourd’hui en salle, au moment de la fameuse “ère post-#MeToo” où la parole féministe investit peu à peu les conversations cinéphiles, c’est aussi réaliser l’incroyable modernité dont il fait preuve. Car en effet, voir Jane Fonda, peu maquillée, aborder sa propre image à la troisième personne, comme dans une sorte de dédoublement de la personnalité, paraît presque invraisemblable. L’intimité rare de ces confessions résulte du cadre minimaliste de sa réalisation, qui se débarrasse de toute fioriture pour laisser la parole se déployer entièrement. La voix de Delphine Seyrig ne se pose pas comme narratrice, mais se place à égalité avec celles des autres, comme pour les inviter à partager une expérience commune à toutes. Sur près de deux heures, aucune musique n’accompagne les récits de ses intervenantes, qui s’enchaînent sur un montage très simple. Le format est exigeant, parfois même éprouvant, mais permet de construire un espace où la parole est au centre, et n’est jamais déformée ni coupée. Une aubaine pour des actrices sur-médiatisées, dont le corps et les mots sont sans cesse contrôlés, et qui apparaissent ici libérées de leurs chaînes, le temps d’un instant.
Avec son titre provocateur, Sois belle et tais-toi poursuit une conversation amorcée depuis déjà trop longtemps et invite à transcender les belles paroles, pour peut-être enfin, agir.
Sois belle et tais-toi, un film de Delphine Seyrig, un film tourné en 75-76 et sorti en 1981.