Pour son premier long-métrage de fiction, la réalisatrice Alice Diop ne s’est pas totalement détachée de son expérience de documentariste. Saint Omer s’inspire en effet d’un fait réel : la condamnation de Fabienne Kabou pour le meurtre de sa fille d’un an et demi en 2013.
Mais si le fait divers a servi de matrice à Saint Omer, la réalisatrice s’en détache de manière démonstrative tout au long du film, qui ne cherche pas à recréer du réel. Entre la langue extrêmement écrite des différents protagonistes, le cadrage volontairement pictural et la structure narrative du film, Alice Diop propose un regard bien particulier sur cet infanticide.
Un regard incarné dans le film par le personnage de Rama, autrice qui assiste fascinée à ce procès qui remue beaucoup de choses en elle. Rama, femme noire et enceinte, va retrouver dans la vie de cette femme qui a commis l’innommable beaucoup de questionnements qui la tiraillent, et, on imagine, qui tiraillent Alice Diop. Ce qui aurait pu être un dispositif en miroir un peu artificiel devient dans Saint Omer une formidable réussite. Car la réalisatrice a l’intelligence de ne pas surligner les fils qui relient ses personnages. L’histoire familiale de Rama, et notamment sa relation avec sa mère, est évoquée mais jamais totalement expliquée. Le film maintient une part de mystère chez Rama qui fait écho à l’incompréhension que procurent les propos de Laurence Coly, l’accusée. Alice Diop n’a pas la prétention d’expliquer ses personnages, de disséquer leurs psychés pour les livrer aux spectateurs. Elle dresse au contraire, par subtiles touches, des portraits faits de questionnements et de doutes.
Et puis c’est pas tous les jours qu’on voit Saint-Omer au cinéma
Pour incarner l’incompréhensible, Alice Diop crée un personnage aussi irréel qu’universel : Laurence Coly. Sa façon de filmer et d’écouter, cette femme noire qui tente d’expliquer qui elle est dans un procès qui lui est a priori hostile, est remarquable. Parfois la caméra filme un cadre vide, et c’est quand Laurence Coly se lève qu’elle emplit l’écran, hypnotisant immédiatement le spectateur. Que dire du jeu de Guslagie Malanda toute en force et en calme, au phrasé envoûtant ? Alice Diop recrée une Médée de cinéma dont on se souviendra longtemps. Face à elle, Valérie Dréville, qui a joué Médée au théâtre, incarne une juge sensible et émouvante, qui relaie l’émotion de tout le tribunal et évidemment du spectateur. Et surtout de la spectatrice, devrais-je écrire, tant le film creuse la question de la place de la femme face à sa maternité. C’est ce lien si complexe entre une mère et sa fille qui irrigue tous les questionnements du film. Un lien que le film travaille de plusieurs façons en même temps sans jamais être programmatique.
Le dispositif du film et ce quasi huis-clos pourront peut-être laisser de côté certains spectateurs qui verront dans les convocations de Pasolini et de Duras un excès d’ « auteurisme » pour un film qui ne cherche pas à plaire. Il est pourtant difficile de ne pas reconnaître l’incroyable puissance brute qui se dégage de Saint Omer. D’un fait divers oublié, Alice Diop crée une œuvre de fiction qui brasse des questions passionnantes, redonne une place centrale aux femmes noires, et offre parmi les plus beaux moments de cinéma de cette année qui en manquait jusque-là. Pas mal pour un premier film de fiction.
Saint Omer, un film d’Alice Diop avec Guslagie Malanda, Kayije Kagame, Valérie Dréville, sortie en salles le 23 novembre