The Banshees of Inisherin : Whisky in the War

Dans la fratrie McDonagh, je demande le cadet. Alors qu’on pensait un temps au début des années 2010 que son aîné, John Michael McDonagh, allait lui griller la politesse en signant coup sur coup les très réussis L’Irlandais et Calvary, c’est finalement Martin qui au fil des ans, est en train de se dessiner la carrière la plus prestigieuse des deux. Martin McDonagh, lui, est un homme de théâtre, acclamé et multiplement récompensé sur la scène britannique. Quand il se met au cinéma pourtant, il enchaîne coup sur coup en 2004 avec Six Shooter, qui rafle l’Oscar du meilleur court-métrage, puis Bons baisers de Bruges, comédie noire en plat pays qui bénéficie encore aujourd’hui d’un petit culte générationnel. Puis plus grand-chose pendant une décennie, à part le médiocre et très oubliable 7 Psychopathes en 2012, pendant que son frère, lui, entrait dans la lumière. Retourné dans le West End, Martin McDonagh préparait simplement son retour fracassant sur grand écran. Ce fut le cas en 2017 avec Three Billboards outside Ebbing Missouri, succès en salles surprise et darling de la saison des awards, offrant à Frances McDormand son second Oscar de la meilleure actrice et à Sam Rockwell son premier Oscar tout court.

Il va sans dire que le nouveau film de l’aîné des McDonagh était fort attendu. C’est donc dans des paysages intemporels et sous un titre atrocement compliqué à prononcer que ce retour se fit en grande pompe à la dernière Mostra de Venise : engagé dans la compétition officielle, The Banshees of Inisherin (Les Sorcières d’Inisherin selon le titre français) fit coup double en repartant avec le prix du scénario et celui du meilleur acteur pour Colin Farrell. De quoi le positionner rapidement quand un prétendant naturel à la course aux Oscars.

Sur le papier, The Banshees of Inisherin n’a pourtant pas grand-chose du film le plus aimable au monde, à commencer par son pitch. Un jour du printemps 1923, Padraic (à prononcer à mi-chemin entre Podrick et Porridge), retrouve son ami Colm (Brendan Gleeson, vieux compagnon de route des deux frères McDonagh) au pub de leur petite bourgade sur l’île reculée d’Inisherin (île totalement fictionnelle au demeurant), alors que la guerre civile faisant suite à l’indépendance irlandaise fait large au loin, sur l’île principale. Seulement, Colm n’est pas d’humeur à partager une pinte avec Padraic (Farrell) aujourd’hui, ni tous les autres jours. Colm, en fait, ne veut plus que Padraic lui adresse la parole, et est prêt à tout pour rayer son ancien ami de sa vie. Certes, les deux hommes n’ont rien en commun : fin mélomane, Colm est un homme bourru et spirituel, abîmé par la vie. Padraic, lui, est un brave gars pas bien dégourdi, vieux garçon qui vit encore avec sa sœur Siobhan (Kerry Condon). Sans ce pauvre ladre de Dominic (Barry Keoghan), Padraic serait même sans doute l’idiot du village. Mais de là à ce que Colm le rejette si brutalement…

Malgré son changement de cadre qui nous projette aux confins du monde, sur les terres arides d’une Irlande de fiction recluse, on retrouve rapidement la patte de Martin McDonagh dans cette farce noire empreinte de la violence des hommes et d’une fascination pour cette part sombre qui sommeille en nous. Très rapidement, l’histoire de Padraic et Colm devient une histoire beaucoup plus intemporelle, celle de la guerre intestine que se sont livrées les deux Irlande, celle de l’Eire catholique et de l’Irlande du Nord protestante, deux peuples frères qui ont fini par s’entretuer. Derrière l’incommunicabilité entre le naïf Padraic et le taiseux Colm, il y a l’absurdité de la guerre, de l’escalade de la violence sournoise et insidieuse, des bombardements spectaculaires qui ponctuent une longue et morne attente larvée qui paralyse les êtres et les cœurs.

McDonagh ne recule jamais devant la forme de l’apologue qu’il confère à son récit : la guerre et ses explosions y sont une toile de fond au sens littéral, trop lointains pour qu’on s’en inquiète mais suffisamment proches pour en ressentir les secousses et les répercussions. La guerre, à Inisherin, est intérieure : elle souille même le sol de ceux qui y habitent, prenant la forme mythologique de la Banshee, cette créature celtique souvent représentée sous la forme d’une vieille marâtre encapuchonnée dont les cris ou les pleurs saisissant d’effroi sont annonciateurs de la mort à venir. Cette guerre, il faut accepter de la vivre jusqu’au bout ou la fuir, et c’est là qu’entre en jeu l’autre grand personnage de The Banshees of Inisherin : Siobhan, la sœur de Padraic. Lettrée, fine de raison mais forte de caractère, celle qui passe sa vie à dorloter un frère trop malhabile pour vivre seul se retrouve confrontée au rôle de la victime collatérale de la guerre, dont l’existence même est conditionnée à la guerre que se mènent les hommes. Magistralement incarnée par une Kerry Condon qui dans un registre nettement plus subtil que celui de ses acolytes masculins, s’impose comme une prétendante naturelle à l’Oscar du meilleur second rôle féminin, Siobhan joue aussi un peu le rôle du spectateur, piégé dans une spirale qu’on sait inexorable malgré son absurdité.

Mélancolique et désespéré, The Banshees of Inisherin est à l’image de ces chants celtes traditionnels (dont les violons languissants et la minéralité sourde infuse la magnifique BO du toujours génial Carter Burwell) à la poésie intemporelle faits de créatures mystiques et de sentiments bien plus prosaïques. C’est aussi un film qui nous confronte à la mortalité de nos âmes et de nos corps, de la trace que les humains laissent derrière eux et de ce qu’ils sont prêts à sacrifier pour s’en assurer. Film d’amitié, de rage et de vengeance derrière ses atours de bucolique jeu de massacre entre péquenauds (parfois un poil grossièrement dessinés) sortis droit d’une satire d’Oscar Wilde, The Banshees of Inisherin, sans doute le meilleur film de son auteur, s’incarne tout entier dans ce bon mot qui lui est dû : « Un véritable ami vous poignarde de face ». Car même quand ils ne le veulent pas toujours totalement, comme en amour il faut toujours être deux pour faire la guerre.

The Banshees of Inisherin de Martin McDonagh avec Colin Farrell, Brendan Gleeson, Kerry Condon et Barry Keoghan, sortie en salles prévue le 28 décembre

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