Everything Everywhere All At Once : Michelle No Yeoh Home

Le multivers pour les nuls

Depuis le véritable début du cinéma blockbuster avec Star Wars en 1977, les contre-cultures que sont la science-fiction ou la fantasy n’ont cessé d’injecter des concepts, motifs et idées au sein de la culture populaire, au point de s’y noyer totalement. Ainsi, aujourd’hui, tout le monde est familier avec le concept de voyage dans le temps (Terminator, Retour vers le futur), connaît les noms de Tony Stark et de Peter Parker, et sait ce qu’est un Hobbit.

Le dernier concept à intégrer le mainstream, après avoir fait le plaisir des fans de science-fiction et de comic books depuis des décennies, est celui du multivers. À travers des œuvres comme Rick et Morty (qui reste encore un peu niche) ou comme le dernier film Spider-Man du MCU (moins niche, tu meurs) et le film Doctor Strange and the Multiverse of Madness, les années Covid sont indéniablement marquées par cette profilération d’un concept à la fois complexe et simple à comprendre. Le multivers est une théorie scientifique et philosophique très ancienne qui pose l’idée que l’univers dans lequel nous vivons, mangeons et détestons Macron n’est qu’un parmi une infinité d’autres réalités parallèles, chacune avec ses propres caractéristiques.

C’est peut-être Hugh Everett qui en parle le mieux dans les années 50, lorsqu’il imagine que chaque monde contient une version différente de la même personne, qui a une vie différente. Peut-être que dans l’univers B, on aime Macron par exemple… Même si ça semble peu probable. En somme, on peut penser ces multiples univers comme une arborescence, ou chaque réel va diverger du moindre petit détail (mon enfant à les yeux bleus/les yeux marron) au plus grand (mon père m’a élevé/mon père est décédé quand j’étais bébé) pour façonner d’autres modèles, d’autres possibles. Pour revenir à Terminator et Retour vers le futur, ce sont deux fictions populaires ancrées dans le mainstream qui, à leur manière chacune, parlent un peu de réalité parallèle, puisqu’en essayant d’agir dans le présent pour empêcher un futur dystopique, elles tentent d’uniformiser l’espace-temps vers un seul et unique univers.

La popularité du multivers dans la fiction moderne n’est pas surprenante, et ce, pour deux raisons. La première est liée à l’explosion ahurissante des franchises au cinéma, à la télévision et dans le jeu vidéo. Dès lors, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, les studios peuvent se permettre de faire cohabiter plusieurs versions d’un même personnage (Spider-Man, Batman), tirant à la fois sur la corde de la nostalgie et sur celle du ludisme primaire qui sommeille en chacun de nous : voir plusieurs Bruce Wayne interagir au cinéma, c’est comme recréer nos aventures avec nos jouets d’enfants.

La deuxième raison est entièrement liée à Internet, et au développement de ce que l’on a voulu appeler le Metaverse récemment. L’idée est simple : en existant à la fois physiquement et virtuellement sur divers réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook, Instagram, nous façonnons des différentes versions de nous-mêmes. Puisque chaque réseau a un mode de fonctionnement bien à lui, une grammaire, une manière de nous inciter à dévoiler notre être, cela mène à des vies largement hétérogènes ; aussi sommes-nous plus que jamais en mesure de comprendre les implications de l’existence d’un multivers. Tout en espérant ne jamais ô grand jamais rencontrer la version de nous qui n’existe que sur Twitter… Brrr.

Mon moi de l’univers Twitter ressemble à ça, ce qui explique les typos dans mes tweets

Un nouveau joueur rejoint la partie

Mais le principe même de multivers pose problème pour un spectateur dans une fiction. Prenons le cas des films Marvel du MCU, qui est en pleine « Saga du Multivers » et qui multiplie les apparitions de personnages déjà connus sous de nouvelles formes : le risque est évidemment de détruire tout attachement émotionnel avec des personnages. À quoi bon s’inquiéter pour ces héros, puisque si l’un d’entre eux meurt, on pourra toujours en ramener un provenant d’un univers parallèle ? Cette propension au cynisme face à la multiplicité des possibles est précisément le sujet des cinq premières saisons de la série d’animation Rick et Morty, où l’engourdissement émotionnel des protagonistes amène à reconsidérer (« et si j’avais une vie meilleure ailleurs ? »), puis déconsidérer toute vie humaine (« rien n’a de valeur, tout est infini, donc je peux faire ce que je veux sans conséquences »).

Arrive alors Everything Everywhere All at Once, qui prend la question du multivers dans l’autre sens : plutôt que de réfléchir à tout ce qu’il y aurait de différent dans les innombrables possibles du réel, le film s’interroge sur ce qui serait immuable. Ce qui persiste, ce qui constitue, bref en somme, il réfléchit à LA question éternelle et multiverselle, « qui suis-je ? Où vais-je ? Pourquoi ? ».

Fort d’un immense succès aux USA pour une production indépendante (100 millions de recettes pour un budget de 25 millions, plus grosse réussite pour le distributeur A24 devant Hérédité), Everything Everywhere All at Once est le fruit de dix ans de travail par le duo de réalisateurs « Les Daniels », qui sont amis depuis l’enfance et partagent le même prénom, et qui avaient déjà frappé fort avec l’excellent et saugrenu Swiss Army Man. Un succès qui pourrait être évident tant le sujet est ancré dans son époque, et pourtant, c’est quand même une énorme surprise. Il arrive en France au cinéma pour la rentrée après un mois d’août particulièrement avare en grand spectacle, et il saura, on l’espère, bénéficier de l’appétit du cinéphile en manque de propositions fortes, et du bouche-à-oreille constant qui lui a permis de briller à l’international jusqu’ici.

Concernant le succès en salles françaises de ce film, mon troisième oeil me dit… Rien du tout, il est en plastique.

Toutes les cartes en main

Difficile de trop en dire sans gâcher le plaisir des spectateurs, et s’il est un film qu’il serait dommage de découvrir en ayant trop d’éléments en tête, c’est bien celui-ci… Alors naviguons prudemment.

L’histoire d’Evelyn Qwan Wang (Michelle Yeoh, impériale) a tout pour plaire. Gérante chinoise d’un lavomatic avec son mari (le génial comédien et cascadeur Ke Huy Quan qui fait son grand retour au cinéma après abandonné les castings par dépit il y a vingt ans) aux Etats-Unis, elle doit jongler entre sa vie de famille, celle de sa fille qui veut lui présenter sa petite amie, et les impôts qui enquêtent sur leur business (Jamie Lee Curtis, formidable). C’est au milieu de tout ce chaos qui menace d’exploser à tout moment que soudain, Evelyn se retrouve propulsée dans une aventure multiverselle, où les protagonistes seront toujours des variantes des mêmes figures. Son mari Waymond, sa fille Joy, et bien sûr la méchante inspectrice des impôts Deirdre. On revient aux théories d’Hugh Everett ici, puisque le basculement vers le multivers est introduit par un choix : se rendre au bureau de Deirdre ou bien se cacher dans une armoire. Un choix qui s’apparente également à celui que l’on ferait dans un jeu vidéo, et qui rappelle aussi une des premières scènes de Matrix, à raison : ce sont nos choix qui vont servir à définir qui nous sommes. On en revient donc à ce « qui suis-je » métaphysique évoqué plus haut.

Si la mise en place de la partie fantastique du film est par moments laborieuses (le film a, par ailleurs, quelques longueurs, il n’est pas parfait, loin de là) et tire sur la corde niveau logique interne au récit, on l’oublie rapidement tant ce qui suit est jouissif. L’humour absurde, l’inventivité et la créativité du duo de cinéastes permet à Everything Everywhere All at Once d’être un véritable festival de 7ᵉ art, utilisant tout ce que la pop culture a de plus beau pour en nourrir leur montage frénétique qui jongle de réalité en réalité. Au programme : du kung-fu, des casques futuristes avec tout plein de lumières rigolotes, des objets dans le cul qui donne de la force (oui, vous avez bien lu, non, je n’élaborerai pas), des stars de cinéma, des cailloux, un donut… Et encore du kung-fu. Parfois avec des godemichets couverts de ketchup. Comme Matrix avant lui, qui décidément partage beaucoup avec ce film, Everything Everywhere All at Once sait qu’il n’y a peu de choses aussi fascinantes au cinéma que les corps en mouvement dans l’espace. Surtout quand ces mouvements sont des gros coups de pied vénères dans ta gueule.

Mais si le film fonctionne, c’est parce qu’il a réellement quelque chose à dire. C’est là où on se démarque d’une saga comme celle du Marvel Cinematic Universe qui se sert du multivers pour multiplier les jouets (à la fois à l’écran et dans les magasins) ; ici le multivers sert à singulariser. À unifier. Ce n’est pas simplement « everything », ce n’est pas non plus « everything everywhere », c’est « all at once ». Tout en même temps, au même point, tout concentré en une seule et même entité. Comme Evelyn, comme sa fille Joy, comme son mari Waymond, nous avons en nous des centaines de vies. Celles de nos réseaux sociaux, celles de notre travail, celles de nos passions, celles de nos amours, celles de nos familles, celles de nos ancêtres et nos descendants. Quoi de plus évident pour une époque où les signes et les symboles prolifèrent tout autour de nous à une vitesse exponentielle qu’une œuvre qui tente de tout réconcilier et retrouver le Vrai au milieu du chaos ? En cela, Everything Everywhere All at Once a peut-être de quoi être le film définitoire d’une génération comme (vous saviez qu’il reviendrait encore) Matrix a pu l’être avant lui. Car leurs conclusions sont tout aussi généreuses, toutes aussi humanistes : il ne s’agit encore et toujours que d’amour. De pardon. De compréhension. Au milieu du bruit assourdissant, savoir reconnaître ceux qu’on aime, les entendre. Les comprendre. « Be kind. »

Everything Everywhere all at Once, un film des Daniels. Au cinéma le 31 août 2022.

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2 thoughts on “Everything Everywhere All At Once : Michelle No Yeoh Home

  1. Vous avez raison pour les prénoms, on va corriger ça !

    Pour l’histoire du premier blockbuster, disons que cela dépend comment on voit les choses et comment on veut définir blockbuster, c’est pour ça que j’ai utilisé l’adjectif « véritable ». En vérité le terme apparaît dans la presse cinéma déjà des années avant pour qualifier certains gros films comme Autant en emporte le vent (qui lui est qualifié de tel mais à posteriori), et il est indéniable que Jaws marque un tournant dans ce qu’on a pu appeler les succès populaires de l’été… Mais Star Wars a marqué le cinéma autrement que Jaws dans une inscription à la fois dans la culture populaire et dans une marchandisation autour de l’oeuvre même. Voilà pourquoi je choisis de parler de SW comme véritable début, même si vous avez raison, on a plutôt tendance à communément admettre Jaws comme première étape.

  2. Coucou, super, article.
    Deux petites remarques cependant:
    Ce ne serait pas plutôt Jaws le premier blockbuster?
    D’autre part, il me semble que « les Daniels » ne partagent pas le même nom de famille, mais le même prénom: Daniel Kwan et Daniel Sheinert.

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