One Piece Red : quand le fan voit rouge

Posons les bases :

25 ans d’existence depuis sa création dans le Shonen Jump, éditeur de manga au Japon qui publie les nouveaux chapitres toutes les semaines. Un anime à succès, des dizaines de jeux vidéos, quinze films, des partenariats avec des marques de vêtements, une série Netflix à venir, des spectacles en tout genre et environ un milliard de références dans toutes tes chansons de rap préférées. Il faut se rendre à l’évidence, One Piece est aujourd’hui plus qu’une œuvre, c’est un phénomène sans équivalent. Et pour parler du 15ᵉ film de la franchise, sorti au cinéma en France en simultané avec le Japon, il faut davantage parler de tout le contexte qui l’entoure que de ses potentielles qualités filmiques… Car en réalité, One Piece Red n’est pas réellement un film. C’est un événement absurde et miraculeux.

L’histoire ? Dans un monde composé majoritairement d’archipels, une nouvelle ère de la piraterie est en marche. Enfin, en navigation quoi, parce que les pirates vont plutôt sur la mer, vous avez compris. Pourquoi devenir pirate ? Parce que le monde est injuste, le gouvernement mondial et la marine (ACAB mais sur l’eau) protègent les puissants et oppriment les démunis, et que la piraterie offre une liberté que rien d’autre ne peut garantir. One Piece, derrière ses airs de shonen nekketsu, manga pour ados largement rythmés par des combats et le-dépassement-de-soi-dans-une-quête-pour-devenir le-plus-fort, est donc une œuvre qui réfléchit sans cesse à ce que veut dire être libre.

« Started from the bottom now we’re here »

Le jeune pirate Luffy et son équipage, tous en quête du fameux One Piece qui leur permettra d’acquérir la liberté suprême, ont connu bien des aventures depuis que le mangaka Eiichiro Oda s’est lancé en 1997, presque sans relâche, au point de mettre en danger sa santé (tristement courant dans le milieu et au Japon de manière générale où un mot a été inventé pour qualifier les morts dues au surmenage, karoshi). Au début des années 2000, les fans s’arrachaient les premiers tomes édités (à l’envers jusqu’au tome 15, un délire) chez Glénat, se rassemblaient sur les forums Internet pour suivre la publication au Japon, trouver les films et l’anime qui n’étaient pas diffusés en France (je me souviens avoir commandé des DVDs Hong Kongais sur la période Alabasta du manga…). On imprimait nos illustrations préférées pour les coller sur nos cahiers de la marque Leclerc, espérant tomber dans une classe où un semblable reconnaîtrait… Mais c’était plutôt rare.

Aujourd’hui, tout le monde connaît One Piece. On en voit des figurines dans les Auchan, les personnages sont sur les cahiers de texte pour la rentrée scolaire et dans ton Happy Meal. L’anime est diffusé légalement en France, et la culture manga/anime est devenue si imposante que même ceux qui ne connaissent pas en ont au moins entendu le nom. Aujourd’hui les films One Piece, puisque c’est quand même un peu le sujet de cet article, sortent au cinéma. Les grandes sorties en salles ne sont pas nouvelles bien sûr, mais on oublie que même pour les Ghibli cela n’a pas été évident dès le début… Le travail réalisé par certains distributeurs dont nos camarades de chez Eurozoom (qui ont d’ailleurs déjà sorti du One Piece au cinéma auparavant) pour banaliser l’événement salle d’un grand anime japonais a permis cette sortie.

Car c’est bien d’un événement dont on parle, pas d’une sortie confidentielle. Une sortie simultanée avec le Japon ! Une information dont il faut mesurer l’absurdité, tant il est historiquement compliqué de négocier un deal pareil. Depuis, il y a eu la sortie simultanée du dernier film Detective Conan, et maintenant celle du nouveau One Piece : la France est définitivement ancrée comme le pays des weebs. Les avant-premières de One Piece Red en France hier soir ont suffi à le placer en tête du box office d’un été morose, où les quelques très bonnes sorties de cinéma d’auteur ne parviennent pas à cacher le fait que niveau blockbuster, on n’a presque rien à graille.

à chaque film des nouvelles tenues, une excuse pour vendre des nouvelles figurines que des bouffons (moi) vont vouloir acheter

Cinéma pour les fans ?

Et c’est précisément parce que les films One Piece sont pensés comme des événements offerts aux fans, au Japon comme ici, qu’il est difficile de les considérer comme des œuvres à part entière, aux qualités vraiment remarquables. Il s’agit de cocher les cases de ce qu’on appelle communément le fan service, qui permettra donc de montrer à tous les fans leurs héros préférés, réaliser des combats les mettant tous en valeur au moins une fois, dans des nouveaux costumes, ainsi que de montrer le maximum de personnages chouchous pour ravir le public qui en aura alors eu pour son argent. Et montrer des gros boobs aussi, parce qu’Oda est terriblement obsédé par ça et qu’on connaît de toute façon bien la réputation de la culture anime de manière générale. Mais au milieu de tout ça, lorsque l’auteur est impliqué, il y a également et surtout l’intention de raconter une véritable histoire originale, qui s’inscrit dans l’esprit de sa création donc : de l’aventure, du cartoon, de l’émotion forte, des combats épiques.

Pour toutes les raisons évoquées dans cette longue introduction plus que nécessaire, One Piece Red est une œuvre hybride, absurde et fascinante, en tension permanente entre ses tentatives de récompenser le fan pour sa fidélité, et son envie de raconter quelque chose de neuf. Le personnage principal du film n’est donc pas Luffy, ni aucun autre des membres de son équipage, mais une nouvelle création originale nommée Uta, qui ne serait nulle autre que la fille de Shanks le roux, le mentor de Luffy qui n’apparaît que très sporadiquement dans le manga. Uta inscrit One Piece dans la culture pop contemporaine puisqu’elle est une sorte chanteuse idol (la culture idol n’a rien de récent en soi, mais son explosion mainstream en grande partie via la k-pop et la j-pop avant elle l’est davantage) qui rêve d’un monde enfin libéré des conflits entre pirates et la marine, qui laissent un monde fait de ruines aux pauvres gens qui tentent de vivre une vie normale. Alors que Luffy et ses amis lui rendent visite lors d’un immense concert à la fois en présentiel et retransmis à la télévision (enfin, via escargovision, parce que One Piece c’est formidable), elle les emprisonne dans un rêve musical en utilisant le pouvoir de son fruit du démon (encore un truc que j’ai expliqué jusque-là mais, hé, on y sera encore dans huit jours sinon) afin d’amener cette nouvelle ère de paix dont elle rêve. On reconnaît vite là l’inventivité de l’auteur du manga, qui a participé à l’élaboration du concept du film (en faisant des nuits de deux heures de sommeil sur des semaines de sept jours de travail sans pause pipi, probablement) et dont le nom placardé sur l’affiche sert beaucoup à donner une caution « qualité » à l’œuvre, même si dans les faits lui est évidemment concentré sur le plus important, à savoir élaborer la fin de son manga interminable.

Le film pose plusieurs problèmes intéressants ici. Le premier est bien sûr celui des victimes collatérales des aventures des pirates, qui par essence sont ici des antihéros : l’île où se passe l’action aurait été dévastée et pillée par des forbans, justifiant aisément la haine d’Uta pour tous ceux navigants sous un drapeau à tête de mort. Mais ce premier problème est surtout relié à la thématique centrale de One Piece, qui est celle de la liberté qu’on évoquait plus haut. Il faut penser la chose ainsi en partant de l’adage connu, mais efficace, « la liberté des uns s’arrête ou commence celle des autres ». Si dans un monde injuste, il faut devenir pirate pour être réellement libre, peut-on ensuite agir de manière injuste pour atteindre sa propre liberté ? La zone grise de moralité qui concerne tous les pirates, voilà bel et bien le sel de One Piece où les protagonistes peuvent être des hors-la-loi tout en étant factuellement des héros au grand cœur. Enfin, le film permet à Oda d’utiliser une dimension qu’il ne peut réellement exploiter en manga du fait de la différence de medium : la musique. Oui, Uta est bien une idol et a donc de nombreuses chansons dans le film, toutes interprétées par la jeune superstar Ado (19 ans et auréolée déjà d’un grand nombre de prix au Japon), qui font de One Piece Red une véritable comédie musicale. Au sens où la musique sert la narration et fait le pont entre le réel et le rêve créé par le chant d’Uta (incroyable idée d’ailleurs, puisque lorsque ses victimes sont alors endormies dans le réel, elle peut les manipuler, telle une sorcière vaudoue, avec des zombies), et où la résolution du film viendra précisément d’un combat basé sur le rythme, nécessitant littéralement que les héros soient sur la même longueur d’onde. De là à dire que c’est un peu comme le Belle de Hosoda mais en plus réussi, il n’y a qu’un pas que nous n’oserons franchir qu’en privé.

Le film n’est pas particulièrement joli par ailleurs, le trait est assez grossier comparé à l’élégance du dessin d’Oda, et l’animation sans grande folie en dehors d’une séquence vraiment fun vers la fin. C’est là aussi où les limites de ce genre d’entreprise en partie mercantile se voient : pour transcrire à l’image le cartoonesque et la fluidité d’une oeuvre comme One Piece où le héros est littéralement elastique, il faudrait une vraie démarche artistique totale.

Cinéma par les fans ?

Seulement voilà, une partie du public ne vient pas du tout, mais alors du tout pour ça. Car si les films sont une manière de faire plaisir aux fans et les récompenser comme nous le disions plus haut, cela nécessite également de le frotter dans le sens du poil. Dans la salle où j’ai vu le film en avant-première, les apparitions du célèbre Shanks le Roux ainsi que chacune de ses attaques lors des combats ont été accompagnées d’applaudissements et de cris de joie, ce qui est très cool. Il en va de même pour un personnage très apprécié de la famille de Big Mom que je ne spoilerais pas ici, qui a gagné une énorme popularité ces dernières années auprès des fans et qui fait une apparition surprise qui alourdit l’intrigue inutilement dans le seul but d’offrir un joli moment aux fidèles, ce qui est un peu moins cool, mais en vrai cool quand même. Et je ne parlerais pas ici d’autres éléments qui seraient trop divulgachants qui sont intégrés également dans le film, mais il faut ajouter à l’absurde autour de l’événement One Piece que le film fait référence à des événements arrivés dans le manga il y a à peine quelques mois, et dont nous avons la connaissance de manière légale uniquement parce que Glénat s’est récemment mis à publier gratuitement les scans officiels des nouveaux chapitres du manga tous les dimanches après-midi. Et ça aussi, c’était cool.

Beaucoup moins cool en revanche de la part d’une partie de la salle d’avoir soufflé et râlé à haute voix à chacune des chansons d’Uta, faisant comprendre à tout le monde qu’ils n’étaient pas venus voir ça. À d’autres séances, le public a carrément hué les séquences musicales (qui sont, rappelons-le quand même, le clou du spectacle à nos yeux). Dans un cinéma à Bordeaux enfin, des « fans » ont exprimé leur mécontentement avec calme et serénit- NON JE DÉCONNE, ILS ONT DECLENCHE L’ALARME INCENDIE DE LA SALLE, causant ainsi un arrêt de toutes les séances du multiplexe et un chaos absolu, comme l’a raconté un employé du cinéma sur Twitter.

Il y aurait beaucoup à dire sur ces réactions, notamment sur une certaine dynamique viriliste qui semble se refuser à apprécier tout ce qui s’approche de près ou de loin à une culture plus ancrée dans des codes « féminins », surtout autour d’une œuvre comme One Piece qui a questionné plus d’une fois la matérialité et la représentation des genres masculins et féminins… Et il est difficile de ne pas ressentir de la gêne face à un tel comportement. Surtout quand on a connu une époque où avoir la chance de vivre un film One Piece au cinéma n’était qu’un rêve des plus insensés… Si la seule chose qui intéresse dans le manga sont les démonstrations de puissance des héros, alors on passe à côté de son message sur la liberté. Dans le manga d’Oda, véritable jardin à l’anglaise foisonnant d’idées loufoques, le lecteur est sans cesse amené à penser différemment, à découvrir, à renouveler son regard. Si One Piece est libre d’évoluer, les fans sont également libres de ne pas l’apprécier… Mais sans empiéter sur la liberté des autres qui veulent prendre leur pied. Après, loin de nous l’envie de rentrer plus amplement dans le long et complexe débat de « comment faut-il voir un film en salles », mais il y a des limites qui sont peut-être trop souvent franchies dans ces dernières années autour des grosses séances d’animation japonaise mainstream.

One Piece Red, un événément au cinéma le 10 août 2022, réalisé par Taniguchi le keum qui a signé les saisons de la super série Code Geass.

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1 thought on “One Piece Red : quand le fan voit rouge

  1. Les séances événements de shonen se suivent et se répètent…
    Il faudra combien de séances gâchées pour qu’on (qui d’ailleurs ?) interdise à vie le cinéma à ces gens-là ?

    Je pète déjà une durite quand quelqu’un chuchote un peu trop fort à coté de moi durant une projection, je sais pas si je suis capable d’aller à une avant première OP, MHA ou JJK….

    Mais soyons réaliste, les décérébrés (vous préférez qu’on les appelles comment ?) qui font ça ne sont pas des fans. Et je ne veux même pas dire par là des « vrais fans ». La vidéo de MHA avec le mec qui se met torse nue à fait 2 millions de vues sur Twitter. Si quand tu veux faire le buzz et qu’on parle de toi partout il te suffit de payer une place 12 balles, c’est rentable.

    Est-ce que quelqu’un à vérifier (est-ce qu’on peut d’une manière ou d’une autre déjà) qui sont ces gars ? C’est pas les mêmes qui écumes les séances ?

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