Cinéaste populaire dans les années 70, tombé plus tard un peu dans l’oubli, Yves Boisset mérite d’être remis sous les projecteurs. Si vous n’êtes pas familier de ce réalisateur, vous avez sans doute entendu parler du Prix du danger son œuvre la plus diffusée. Le film a par la suite été plagié par Hollywood sous le titre Running Man avec Arnold Schwarzenegger. Mais c’est Canicule, son long métrage suivant, qui va vraiment acquérir un statut d’objet culte. Si, pour le grand public, ces deux titres se détachent de son travail, ce dernier n’a été qu’exceptionnellement proposé à la télévision et au cinéma. Jusqu’à récemment, on ne le trouvait même plus sur un support physique. Devenu rare, il était difficile de dénicher une copie. Sorti en 1984, Canicule n’a pas souffert de la concurrence. Pourtant, le film ne rencontre pas ses spectateurs et la critique n’est guère impressionnée. Avec le temps, en partie grâce à sa rareté, les quelques initiés cinéphiles vont évoquer l’objet avec passion, épaté par la folie qui s’empare de la fiction.
Alors qu’un été caniculaire bat son plein, Jimmy Cob, gangster US, cherche à échapper à la police française suite à un braquage qui s’est mal terminé. Il se retrouve au cœur de la Beauce, et se réfugie dans une ferme tenue par une famille aussi bête, que lubrique et méchante.
Ce qui frappe dès le générique, c’est la volonté du cinéaste de bousculer le spectateur. Le vieux Jimmy apparaît brusquement, en costard imbibé de sueur, au milieu d’un champ de blé doré sous un ciel bleu éclatant. Le film est cadré impeccablement en 2,35 tandis que la partition de Francis Lay retentit. Une fois les crédits rouge vif déroulés, Boisset plonge le public dans la grisaille minérale de la ville d’Orléans. Celle-ci va être le théâtre d’un braquage sanglant : le réalisateur ne tourne pas autour du pot, le sang coule et sous les échanges de tirs, des enfants meurent sous les balles. Impossible dans le chaos de comprendre qui des flics ou des gangsters sont responsables du massacre des gamins. Il s’agit sans doute d’une des scènes les plus violentes du cinéma français. C’est surtout une véritable note d’intention. Ce mélange de crudité, d’agressivité et de lyrisme permet d’évoquer tout autant les films qui ont nourri la cinéphilie d’Yves Boisset que faire le point sur son pays, la France.
Avec Costa-Gavras, Yves Boisset est l’un des grands noms du cinéma francophone à thèse. Proche de l’extrême gauche (la Ligue Communiste révolutionnaire lui a, parfois, fourni des figurants pour ces œuvres) Yves Boisset ne s’est jamais caché de vouloir foutre un peu la merde dans l’histoire contemporaine française (L’Attentat). Il s’est régulièrement confronté à la censure autant pour son portrait peu glorieux de la police (Un condé) que pour son antimilitarisme (Allons z’enfants) et son anticolonialisme (R.A.S.). Dans les années 70, on le surnomme « le plus italien des réalisateurs français ». À l’époque, il a beaucoup mélangé le film de genre (polar, SF) avec un engagement antifasciste (Le Saut de l’ange) à l’image d’un certain cinéma transalpin.
À premier vu, Canicule est une œuvre à part dans son travail, c’est un simple polar auquel il mêle certains codes du western, mais sans vraiment de volonté de s’attirer les foudres des autorités. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, la liberté artistique est enfin tolérée. On pourrait se dire qu’Yves Boisset n’a plus la même verve acide contre l’État, alors que le PCF a rejoint le Parti socialiste de François Mitterrand. On aurait tort. Si Canicule n’est pas un objet ouvertement politique comme pouvaient l’être la majorité de ses films, il diffuse dans son récit une certaine amertume et une nostalgie d’une époque révolue. Cinéaste essentiellement urbain, Boisset installe son tournage à la campagne quelques années à peine après la fin de l’exode rural. Longtemps considérée comme un pays agricole, la France des années 80 s’est « modernisée ». Boisset capte donc une France qui disparaît. Ou plus exactement une France qu’on ne veut plus mettre en avant. En scrutant d’un œil extérieur, celui de ce gangster étasunien, la population d’une ferme française, le réalisateur donne une vision sombre de la France de François Mitterrand.
Dans cette exploitation agricole, Jimmy Cob va être confronté à d’étonnants personnages. Tous, ou presque, interprétés par des fidèles du cinéaste, comme Socrate, incarné par Jean Carmet. Ancien d’Indochine, il s’occupe d’une station essence désaffectée où il a entreposé les souvenirs de l’impérialisme colonial français. Victor Lanoux de son côté campe, Horace, un paysan caricatural, espèce de super Dupont (la joie) brutal et prédateur sexuel. Ségolène (Bernadette Lafont) la fermière fantasme sur les exploits libidinaux de « ses » ouvriers agricoles noirs et arabes. La vieille Gusta au milieu de cette faune affreuse, sale et méchante, déprime et finira par se suicider. En plus de ces personnages grotesques, Boisset dresse le portrait d’une police (avec Jean-Claude Dreyfus, une tête connue chez ce cinéaste) à la ramasse, incapable de mettre la main sur Cob. Le voyou croit, lui, pouvoir obtenir de l’aide de la part de Jessica, et du jeune Chim. Mais l’un comme l’autre tireront profit de la faiblesse du ricain. Miou-Miou (déjà vu dans La femme flic du même cinéaste) interprète Jessica, une femme typique du cinéma de Boisset. Son physique à première vue fragile cache un caractère complexe et fort qui tient tête aux hommes dont elle peut être parfois victime. C’est tout le paradoxe d’Yves Boisset. Tout comme il dénonce le racisme tout en reproduisant certains clichés racistes (le personnage de l’ouvrier agricole, victime de ses « maîtres », semble sorti d’un Tintin), il est l’auteur d’une œuvre machiste, mais truffée d’héroïnes féministes.
Mais la figure la plus charismatique du film, celle qui arrive à voler la vedette à Lee Marvin, c’est évidemment Chim. Un homme enfant (David Bennent à 18 ans au moment du tournage et n’a pas beaucoup changé depuis son rôle mythique dans Le Tambour de Schlöndorff où il incarnait un enfant de 13 ans qui refusait de grandir) qui vit entouré par la mythologique violente du cinéma américain. Plein d’imagination, il met en scène son monde comme un spectacle. Et c’est là que l’objet acquiert une dimension encore plus passionnante. Plus qu’avec ses autres longs métrages, Boisset utilise son œuvre pour dialoguer avec les films qui lui ont permis d’être le réalisateur qu’il est devenu. Même s’il s’interdit de le dire (on le retrouvera encore quatre fois en salle) Canicule est un peu pour lui une manière de faire ses adieux au grand écran. Assistant de Freda et Melville, Boisset leur a rendu hommage dès ses deux premières productions (Coplan sauve sa peau, Un Condé). Et s’il lui avait déjà emprunté son compositeur fétiche, il n’avait jamais cité si directement l’œuvre de Sergio Leone dont il fut, également, l’assistant. Pour Boisset les enfants des années 80 par leur accès aux images du cinéma, mais aussi, et surtout de la télévision, un regard plus adulte sur le monde et la violence qui en découle. Fan d’Il était une fois dans l’Ouest (dont un poster est accroché dans sa chambre) Chim est l’homme à l’harmonica qui aurait décidé de rester enfant. Mais il fume, bois et va voir les putes (dans un bordel nommé l’Ange Bleu et mis en scène à la façon d’un film de Fassbinder) « comme un homme », ou plus exactement comme l’idéal masculin mis en avant par la société spectaculaire. Chim se prend pour Aniello Dellacroce, figure importante de la mafia italo-américaine qui contrôlait l’État de New York encore dans les années 80. L’arrivée de Jimmy Cob/Lee Marvin dans son univers le fascine, il a en face de lui tout autant un véritable gangster qu’une star hollywoodienne. Il y a quelque chose de Danny Madigan chez Chim, lorsque Lee Marvin sort du champ pour apparaître brutalement dans la ferme. Dans la tête du gamin, il y a les voyous, les putes et tout le monde roule en Cadillac. Si ces représentations ne sont pas étrangères à Lee Marvin, il va comprendre, comme plus tard Schwarzenegger, qu’il n’a pas les codes de ce monde. Progressivement, Jimmy/Lee Marvin va se retrouver prisonnier de cet univers fantasmatique. Chim et Jessica vont de leur côté profiter de la situation pour se libérer de ce milieu trop petit pour eux (il faut noter ici, la très belle formule d’Audiard, auteur des dialogues « On sera riches, on sera craint, on sera de vrais salauds »). Et alors que la police entoure Jimmy Cob dans l’incroyable structure (évoquant un paquebot) plantée en plein cœur des champs, l’enfant va une dernière fois manipuler le réel pour le transformer en sa propre fiction. Devant les caméras des journalistes, Chim va imposer son récit comme étant l’homme qui a tué Jimmy Cob.
À travers le personnage passionnant de Chim, Boisset continue de démonter la société du spectacle qu’il avait commencé railler dans le Prix du Danger. Cependant, avec Canicule, il ne s’adresse plus au téléspectateur, il s’adresse au cinéma français. En participant de plus en plus financièrement à la confection des films français, les chaînes de télévision vont aussi privilégier un cinéma diffusable sur leur écran. Un nouveau public est en train de naitre au même moment qu’une façon de regarder les films sur tube cathodique et magnétoscope. Le metteur en scène s’identifie à la star de Canicule et sait que son temps est passé. Il n’est pas étonnant qu’après quelques échecs commerciaux et artistiques en salle à la fin des années 80, début 90, le réalisateur ait fini par travailler uniquement pour les canaux hertziens. Bien qu’il ait pu se plaindre du « système » (il n’a jamais pu mener à bien son projet sur le trafic d’armes, Barracuda), il a pu continuer son bonhomme de chemin en s’adaptant au spectacle télévisuel. On lui doit par exemple : l’affaire Seznec, l’affaire Dreyfus, l’Affaire Salengro ou le sulfureux documentaire sur la secte du Temple solaire.
Canicule d’Yves Boisset avec Lee Marvin, Miou-Miou, David Bennent, Jean Carmet, Victor Lanoux, Bernadette Lafont, Jean-Claude Dreyfus, Grace de Capitani. Disponible sur Ciné+