La femme de Tchaïkovski : Ecart d’éconduite

À peine quelques mois après la présentation de La fièvre de Petrov, vertigineux et parfois assommant réquisitoire contre la Russie contemporaine qui s’effondrait dans la folie et les vapeurs d’alcool, Kirill Serebrennikov avait de nouveau droit aux faveurs de la compétition officielle à Cannes. Une présence symbolique qui est tout sauf une surprise à bien des égards : tout d’abord parce que le réalisateur russe est un des principaux représentants de la nouvelle vague des habitués cannois depuis le très beau Leto en 2018. Mais surtout parce que peu d’artistes russes incarnent autant la contestation du régime hégémonique de Vladimir Poutine que Serebrennikov. Épouvantail et bouc émissaire du dictateur, Serebrennikov lutte depuis des années contre procès politiques et cabales médiatiques contre lui, au point de n’avoir pas pu présenter en personne ses deux précédents longs-métrages sur la Croisette.

Cette année c’est la bonne : exfiltré de Russie, Serebrennikov est bien venu présenter La femme de Tchaïkovski, son dixième long-métrage, au Palais des Festivals, non sans soulever une inévitable polémique. En cause : la présence parmi les financeurs du film d’un des plus célèbres oligarques russes en activité : Roman Abramovich. Multi-milliardaire ayant fait fortune dans la pétrochimie au cours de l’accession au pouvoir de Poutine, intime des cercles de ce dernier, Abramovich a par la suite investi dans de nombreux business occidentaux, le plus médiatisé d’entre eux étant sans nul doute le rachat du club de football de Chelsea. Mais Abramovich est aussi un mécène de poids dans la culture, notamment par sa participation au fonds Kinoprime lancé en 2019, et qui a pris part au financement de La fièvre de Petrov et La femme de Tchaïkovski. De par ses nombreux investissements en Europe et les sanctions économiques qui l’ont pénalisé, le forçant notamment à vendre le club de Chelsea dans un processus très chaotique et médiatisé, Abramovich est cependant depuis le début de la guerre en Ukraine un intermédiaire privilégié des négociations diplomatiques entre l’Europe et la Russie, au point d’avoir récemment été victime d’une tentative d’empoisonnement au cours d’une visite en Ukraine.

Le festival de Cannes aurait pu courber l’échine, mais a choisi de maintenir sa confiance en Serebrennikov, qui de toute évidence n’est qu’une victime collatérale supplémentaire de l’oppression du régime poutinien, comme beaucoup d’artistes russes. C’est un autre artiste russe de renom, l’un des plus illustres même, qui est au cœur de son dernier film : le musicien Piotr Illitch Tchaïkovski. Ou plutôt en réalité son épouse, Antonina Miliukova, aspirante musicienne dont l’union avec le compositeur ne servit en réalité à son dernier qu’à cacher aux yeux de la société son homosexualité, commentée et chroniquée par de nombreux biographes. Épouse aimante et dévouée, Antonina Miliukova sombra dans la folie en se retrouvant confrontée à l’absence d’amour de la part de Tchaïkovski, qui finit même par l’éloigner de sa vie. Persuadée de pouvoir un jour conquérir l’amour d’un homme qui n’aimait que les hommes, Miliukova finit ses jours dans le dénuement et la maladie, comme 90% des histoires russes vous me direz.

Autant le dire tout de suite, La femme de Tchaïkovski n’a pas grand-chose d’aimable sur le papier, même s’il s’éloigne dans un premier temps des récentes explorations formelles du cinéma de Serebrennikov, des montages DIY punk de Leto aux kaléïdoscopes hallucinés de La fièvre de Petrov. Mais certaines de ses marottes persistent, comme son travail sur la déconstruction des espaces réalistes par un travail scénographique très inspiré de son travail au théâtre. Aux intérieurs tantôt froids tantôt richement décorés, Serebrennikov oppose des rues de Moscou toujours obstruées, plongées dans un épais brouillard ou sous la neige, dans des décors presque anamorphosés, tout en carton-pâte, qui dessinent une cour d’intrigants, de mises en scène et de faux-semblants. Un lieu hors du temps et de l’espace qui devient comme la scène du théâtre où se joue la tragédie de la vie d’Antonina Miliukova. À ces trouvailles de décorum, Serebrennikov y greffe des jeux d’ellipses tout en délicatesse, mais d’une grande brillance visuelle, à l’image de ce fondu faisant défiler les saisons par un jeu de miroir à travers la vitre d’un hall de gare, cette gare même où Antonina attend désespérément, impassible, le retour d’un époux qui ne reviendra jamais. À mesure que la santé mentale de son héroïne se dégrade et qu’elle plonge plus profond dans les abysses d’un monde plus cruel que jamais, le cinéaste s’adonne de plus en plus aux extravagances dont il a le secret : à un panel de satyres dénudés faisant le poirier la quéquette à l’air (le film ne lésine pas sur le full frontal) succède un véritable ballet de la folie, une véritable spirale de la misère où s’abîme le personnage comme le regard du spectateur.

Si le film sait ne pas faire preuve de complaisance à filmer la chute de son héroïne sans sombrer dans le misérabilisme, c’est aussi parce qu’il sait ne pas gommer les aspérités de cette femme obtuse, enchaînée à un amour qu’elle a toujours au fond su ne pas être réciproque et auquel elle n’a, en partie par égoïsme, jamais su renoncer. La subtilité du portrait de femme repose aussi sur les épaules de son interprète. Sorte de sosie russe d’une jeune Céline Sallette, Alyona Mikhailova s’impose comme une des premières sérieuses prétendantes au prix d’interprétation féminine par la versatilité de son interprétation et la dignité par laquelle elle porte un rôle complexe, pas toujours aimable, qu’elle apprend à faire apprécier sans faire pitié.

La femme de Tchaïkovski revient à un cinéma moins expérimental (mais pas moins acide dans son portrait des hautes sphères de l’intelligentsia russe) pour Serebrennikov. Ce peut être une force, notamment pour les nombreux spectateurs que Petrov a laissé sur le carreau, mais l’exercice de style ne va pas par moments sans une certaine froideur, un trait compassé qui nous tient à distance, particulièrement dans un premier acte qui peut peiner à décoller. Virtuose au risque d’être distant, La femme de Tchaïkovski ne nous emmène pas toujours aussi loin qu’on aurait aimé, mais nous rappelle que la densité filmique du cinéma de Kirill Serebrennikov a quel que soit son décor et sa petite musique de quoi entraîner Cannes dans sa danse.

La femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov avec Alyona Mikhailova, Odin Biron, Miron Fedorov…, date de sortie encore inconnue.

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