Leto : A nos amours

Après les pérégrinations d’un Égyptien lépreux et de son jeune acolyte sur les traces de son passé dans Yomeddine, la compétition officielle nous a entraîné dans un pays habitué des lieux, la Russie. Dissidente celle-ci puisque son réalisateur, Kirill Serebrennikov, fait partie des artistes dans le viseur du régime de Vladimir Poutine. Mis en cause depuis plus d’un an dans une affaire de malversations financières et de détournement d’argent public qui pour de nombreuses personnalités de la vie publique russe n’est que la façade d’une campagne politique de pressions, le cinéaste du Caucase fait en effet partie du contingent de réalisateurs incapables de venir présenter leur film en personne sur ce festival. A l’image de l’Iranien Jafar Panahi, toujours sous le coup d’une interdiction de quitter le territoire par Téhéran, ou de la cinéaste kényane Wanuri Kahiu, dont le Rafiki présenté hier à Un Certain Regard pourrait lui valoir une interdiction de retour au pays pour « promotion de l’homosexualité », Serebrennikov incarne un certain combat pour la liberté auxquels sont encore confrontés de trop nombreux.ses réalisateurs.trices à travers le monde.

Déjà connu des festivaliers cannois depuis la sélection en 2016 du côté d’Un Certain Regard de son Disciple, Serebrennikov poursuit son travail de sape des institutions de la société russe. Après les Écritures bibliques, que le héros de son précédent film élevait au rang de terreau d’un fondamentalisme larvé, le cinéaste revient dans le passé récent de son pays dans les années 80 à travers l’exemple d’une des contre-cultures les plus célèbres, le rock. Bien qu’encore sous la gouvernance soviétique du Soviet Suprême de Leonid Brejnev, dont l’influence s’affaiblissait de jour en jour tout comme les perspectives d’une possible prolongation du bras de fer avec le bloc occidental, la Russie a elle aussi vu déferler sur sa jeunesse l’influence des rockeurs anglo-saxons, et de leurs disciples punks mal élevés.

Véritable poumon de la scène de la scène rock russe dès les années 70, Leningrad est le théâtre de cet Été (Leto dans la langue de Tchekhov) revenant sur la rencontre de deux groupes parmi les plus populaires de leur génération : Zoopark, mené par Mikhail (Mike) Naumenko, et Kino (un nom évoquant dans bien des langues le cinéma, amusante coïncidence) de Viktor Tsoi, l’une des plus grandes icônes rock de l’ex-URSS. Ensemble, le temps d’un été 1981, ils se découvriront et contribueront à révolutionner le rock en langue russe dans l’ombre d’un régime qui ne s’était pas encore résolu à la Glasnost.

L’un des premiers mérites de Leto est d’ailleurs d’ordre historique, en ce qu’il lève le voile sur un malentendu historique : bien que vue comme un outil de soft power des puissances occidentales, le rock n’était pas à proprement parler interdit sur le territoire de l’URSS. Les groupes pouvaient se réunir dans des associations où les contenus de leurs textes et le comportement de leurs groupies étaient scrutés à la loupe. Cette situation donne lieu dans le film à quelques savoureuses séquences de foules forcées de réfréner leurs applaudissements, leurs danses et leurs démonstrations d’affection, ou de musiciens contraints de se justifier sur la compatibilité de leurs textes avec l’idéologie d’un régime qui, conscient de ne pouvoir censurer les groupes de rock, tentait de s’assurer de promouvoir une musique en accord avec l’idéologie du régime.

Leto n’est bien évidemment pas uniquement un documentaire. C’est aussi l’histoire d’un triangle amoureux en noir et blanc autour de Natalia Naoumenko, l’épouse de Mike, qui ne reste pas insensible au charme du beau koryo-saram (des populations d’Asie Mineure originaire de Corée) Viktor Tsoi. Sans être une ode absolue à l’amour libre, Leto fait surtout le portrait de jeunes biberonnés de manière obsessionnelle à la musique de David Bowie, Bob Dylan, T-Rex (Marc Bolan est presque un personnage secondaire du film) et du Velvet Underground, tentant de vivre avec le même esprit de liberté dans une Russie qui commence à perdre ses repères.

Un manifeste-hommage à des idéaux faits pour mourir jeunes

Mettant ses moyens au service de ses ambitions, Serebrennikov veut imposer son Leto en véritable manifeste post-punk reprenant jusqu’aux codes visuels du DIY dans des séquences visuelles envahies par les gribouillis, les injonctions libertaires, les slogans politiques et les paroles de leurs chansons cultes. Le résultat est à double tranchant, marquant par son énergie à tout épreuve mais nous rappelant aussi par la même occasion à quel point cette iconographie a été depuis phagocytée par la culture mainstream et notamment la publicité, qui en ont dévitalisé toute la fibre intimement personnelle. Traversé par les images, les posters, les pochettes de vinyles et les reprises de leurs idoles le film offre pour une reprise massacrée du Passenger d’Iggy Pop une relecture up tempo absolument géniale d’All the Young Dudes de Mott the Hoople, peut-être d’ores et déjà l’un des plus beaux instants musicaux de ce Festival.

Refusant les conventions du biopic, traitant ses personnages comme les incarnations métaphoriques d’un idéal, Leto est un manifeste-hommage aussi bien dans ses nombreuses qualités que dans ses quelques défauts. Il est aussi le fabuleux portrait de trois jeunes adultes représentatifs de cette tension qu’il y a à vivre une existence purement rock, non pas par procuration, mais en pleine accord avec la spécificité de la culture russe, baignée entre autres par son si imposant héritage littéraire. Parfois comparé à la Nouvelle Vague (dont certains de ses représentants, Jean-Luc Godard en tête, ont été des compagnons de route de l’histoire du rock) pour son noir et blanc classieux et son goût pour les amours tourmentés, le film de Serebrennikov est une chronique adolescente lumineuse, d’une générosité sans calcul quitte à parfois pousser le curseur un peu trop loin, un vrai film d’idéaliste romantique. Tous les trois formidables dans leurs rôles, Roman Bilyk, Teo Yoo et Irina Starshenbaum (sosie d’outre-Volga de notre chouchoute à tous Mary Elizabeth Winstead) incarnent avec une grâce incroyable ces artistes à la vie romanesque qu’elle ne pouvait que terminer trop tôt. Tsoi et Naumenko sont morts à quelques mois d’intervalle, quasi en même temps que le bloc soviétique, le premier à 28 ans en août 1990 dans un accident de voiture, le second à 36 ans d’une hémorragie cérébrale.

Dans la mythologie grecque, Léto, maîtresse de Zeus et déesse de la maternité, enfantait Artémis et Apollon, dieu des Arts. Des siècles plus tard, Leto préside aussi à la naissance de l’art comme le fruit des songes de nuits d’été. Et contrairement à l’adage Punk is not dead, peut-être que ces idéaux, à l’image d’une dernière scène terrassante de beauté tragique dévoilant chacun de ses héros à nu, sont faits pour mourir une fois la chanson terminée.

Leto (L’Été) de Kirill Serebrennikov, avec Roman Bilyk, Teo Yoo et Irina Starshenbaum, sortie en salles prévue le 5 décembre.

 

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