Peu de visages ont été plus connus au Japon que celui de l’actrice Kinuyo Tanaka. Ayant sur son CV des rôles en tous genres, interprétés chez Ozu, Mizoguchi ou encore Nomura, elle connaissait l’industrie du septième art comme peu pouvaient s’en vanter. C’est ce qui l’encourage en 1953 à marcher sur les plates-bandes de ses Pygmalions et, à la grande surprise des studios japonais, à devenir réalisatrice. Kinuyo Tanaka réalise six longs-métrages en l’espace de neuf ans, tous témoignant d’une connaissance admirable de son art et de la culture de son pays. Grâce à Carlotta et au festival de Locarno, les films ont été restaurés et sortent pour la première fois au cinéma en France.
Si les deux premiers longs-métrages de Tanaka étaient plutôt légers en apparence, se focalisant sur des histoires de cœurs enthousiasmantes, un parfum de mélancolie subtil accompagnait déjà son cinéma. Du contexte du premier, à savoir le Japon d’après-guerre et ses femmes japonaises délaissées par leurs amants américains, aux non-dits du deuxième, qui cache derrière des amourettes enjouées la tristesse du deuil, on pouvait pressentir des envies de sujets plus dramatiques chez la réalisatrice.
Elle passe à l’acte en 1955, toujours chez le jeune studio de la Nikkatsu, en adaptant le texte du journaliste Akira Wakatsuki qui narre la vie et la mort prématurée d’une poétesse de l’île Hokkaïdo, Fumiko Nakajo. Le livre sur la réalisatrice qui accompagne la rétrospective Carlotta nous apprend ainsi que Tanaka avait énormément envie de raconter une vie de femme de son point de vue de femme. Pour cela elle engage la scénariste de Sumie Tanaka (qui était la collaboratrice et compagne de Mikio Naruse) afin d’adapter le livre et d’en faire une œuvre qui lui ressemble.
Aussi dépaysant que le Japon rural des années 50 puisse être, on ne peut qu’être frappé par la vivacité de ce que dépeint Tanaka. Le quotidien (absolument déprimant au demeurant) de son héroïne, renommée Yumiko pour le film, nous paraît presque contemporain tant on parvient à saisir ce qui fait son monde. A la fois dans les tâches ménagères et sa vie de mère de deux jeunes enfants, et dans les malheurs qu’elle connaît puisque son mari fermier la trompe et se drogue. Que du kiff en perspective, on vous avait prévenu !
Contemporain, c’est souvent le mot que l’on emploie lorsque l’on constate des thématiques très modernes dans une œuvre de patrimoine. D’abord le malheur conjugal, les tromperies, mais aussi le divorce, la question épineuse des enfants pour un couple séparé… Et enfin, la maladie. Car la vie de Yumiko permet à la réalisatrice de montrer de manière très crue et directe les conséquences de la maladie sur un corps et sur une psyché : la poétesse a un cancer du seins et subit une mastectomie.
Et il n’est pas rare d’avoir ce sentiment d’immédiateté face à des œuvres qui parle de la condition féminine de manière aussi frontale : c’est que la rareté de ces récits, à nos yeux, les rend d’autant plus vivaces. Bien que le cancer du sein n’ait rien de nouveau, il n’est pas courant de voir une femme montrée ainsi, dans toute sa fragilité, ses peurs, son égoïsme et sa générosité, et bien sûr son envie d’aimer et d’être aimée. On se surprend même, lors de gros plans notamment sur des objets liés au cancer de Yumiko, ou lors d’une scène de bain où une autre femme aperçoit sa poitrine post-opération, à se demander si on a même déjà vu quelque chose d’aussi rentre-dedans sur le sujet.
Tanaka se permet donc de montrer l’invisible et de dire l’indicible en suivant son personnage dans la maladie et laisse ses poèmes exprimer la douleur immense de la perte de ses seins. Elle qui s’en est toujours voulu de ne pas savoir être la mère parfaite, voilà qu’elle se trouvait privée d’un élément constitutif – au sens anatomique, bien sûr, matérialiste – de sa maternité. C’est pour cela que l’héroïne donne au recueil de poèmes, qu’elle rédige le titre, « Les seins éternels ». C’est d’ailleurs le titre du livre écrit par le journaliste Akira Wakatsuki.
Bien évidemment, le film est très dur, et ce, de bout en bout. Il en est même parfois insoutenable. Notamment lors d’une séquence aux élans gothiques qui semble confronter Yumiko à sa mort prochaine lorsqu’elle aperçoit une procession transportant un corps de l’hôpital jusqu’à la morgue. Mais s’il est réussi – et il l’est – c’est parce qu’il parvient à ne jamais être cruel. Au contraire, Tanaka réussit à conférer à son personnage une grandeur immense, une fierté qui fait d’elle une figure éminemment inspirante.
Sa rencontre avec le journaliste est la partie la plus magnifique du film à ce titre, puisque nous la voyons se refuser toute possibilité de bonheur, prétextant de manière très compréhensible que tout le monde se réjouit de la voir souffrir et mourir, car cela rendra ses poèmes plus célèbres. La comédienne Yumeji Tsukioka, que nous avions découverte l’an dernier dans le film bouleversant de Hideo Sekigawa sur Hiroshima, raconte des années entières de désirs et de frustration dans le moindre de ses regards ; impossible de ne pas succomber.
Maternité éternelle, un film de Kinuyo Tanaka avec Yumeji Tsukioka, sortie au Japon en 1955 et au cinéma en France le 16 février 2021.