Peu de visages ont été plus connus au Japon que celui de l’actrice Kinuyo Tanaka. Ayant sur son CV des rôles en tous genres, interprétés chez Ozu, Mizoguchi ou encore Nomura, elle connaissait l’industrie du septième art comme peu pouvaient s’en vanter. C’est ce qui l’encourage en 1953 à marcher sur les plates-bandes de ses Pygmalions et, à la grande surprise des studios japonais, à devenir réalisatrice. Kinuyo Tanaka réalise six longs métrages en l’espace de neuf ans, tous témoignant d’une connaissance admirable de son art et de la culture de son pays. Grâce à Carlotta et au festival de Locarno, les films ont été restaurés et sortent pour la première fois au cinéma en France.
Célébrée ce mois de février par une rétrospective de ses six longs-métrages, le nom de Kinuyo Tanaka n’était pas totalement inconnu des cinéphiles spécialistes du cinéma japonais. Actrice prolifique depuis ses débuts dans le muet, son nom a proliféré dans les filmographies de quelques-uns des plus grands maîtres nippons, avec en point d’orgue probablement sa longue collaboration avec Kenji Mizoguchi. Au début des années 1950, au cœur d’un âge d’or du cinéma japonais, elle enchaîne avec ce dernier La vie d’O’Haru femme galante (face à un certain Toshiro Mifune notamment), Les contes de la lune vague après la pluie et L’intendant Sancho, qui jouissent d’une renommée internationale, brisée en plein vol par la mort précoce de Mizoguchi d’une leucémie en 1956.
C’est à cette époque que l’actrice se lance dans une carrière parallèle de réalisatrice dans un pays comme la plupart des autres encore très fermé à la présence de femmes derrière la caméra. Jusqu’ici, seule la monteuse et assistante-réalisatrice Tazuko Sakane (autre collaboratrice récurrente de Mizoguchi) s’était pliée à l’exercice de la réalisation. Forte de sa réputation et d’un caractère bien trempé, Tanaka va devenir la première cinéaste japonaise grand public, tournant six films entre 1953 et 1962, époque qui marquera dans le même temps le déclin de sa carrière d’actrice. Le premier de ces six films, dont l’éditeur Carlotta s’est chargé de la restauration, c’est Lettre d’amour, adaptation du roman du même nom signé Fumio Niwa.
La lettre d’amour en question, c’est celle reçue par Reikichi Mayumi (l’incontournable Masayuki Mori, autre acteur fétiche de Mizoguchi qui reviendra dans Maternité Éternelle), marin démobilisé qui essaie de reprendre vie dans le Tokyo de l’après-guerre. Ses journées, il les passe à chercher dans la foule du quartier de Shibuya son amour d’enfance, Michiko, entre deux visites à son frère Hiroshi, jeune homme énergique qui vit du troc de livres en espérant ouvrir un jour sa librairie. Pendant la guerre, Michiko a été mariée par ses parents à un homme qu’elle n’aime pas et ça, elle l’a raconté dans une lettre d’adieu, le dernier souvenir que Reikichi a gardé d’elle. Reikichi rencontre un jour Naoto, un écrivain public dont le business pas très glorieux consiste à écrire des lettres en anglais au nom de jeunes japonaises abandonnées par les GI américains pour leur soutirer de l’argent à leur retour au pays. Les deux hommes s’associent jusqu’au jour où Naoto reçoit une cliente bien particulière : Michiko en personne.
Du roman mélodramatique de Niwa, à la trame relativement conventionnelle (la cinéaste s’égare d’ailleurs allègrement au fil du film de son histoire d’amour centrale pour aller picorer ailleurs), Kinuyo Tanaka tire un film qui frappe par sa contemporanéité au premier abord. Les années 1950, ce sont celles du Shomingeki, le « théâtre populaire », ces œuvres de théâtre, mais aussi de cinéma célébrant le quotidien des classes moyennes et modestes, dont Yasujiro Ozu sera l’un des chantres. Comme dans l’Italie du néoréalisme de Rossellini, De Sica et consorts, le Japon se reconstruit dans les ruines et son cinéma quitte les studios pour aller dans les rues.
Aux intérieurs tournés de la Shintoho, l’un des géants des studios japonais de l’époque, succèdent ici des plans de foule et de cohue tournés en plein cœur d’un Shibuya alors en pleine métamorphose. Le célèbre quartier de Tokyo, cœur économique et urbain de la capitale japonaise, probablement le plus identifiable et immortalisé de la ville, n’est pas encore le festival d’écrans et de lumières qu’est devenu son célèbre carrefour à cinq embranchements : c’est encore le Tokyo des routes non goudronnées et des vendeurs ambulants, mais aussi celui d’une modernisation à marche galopante. Cet entre-deux, cette bascule vers l’avant, Kinuyo Tanaka veut la filmer au plus près, pour mieux y égarer le mutique et taciturne Reikichi, un héros bloqué dans le passé, perdu au milieu de la marche forcée de son pays.
Il se dégage de Lettre d’amour le même sentiment d’actualité qui émanait à l’époque des œuvres néoréalistes italiennes : ce besoin d’aller capter dans la rue le pouls d’une société au plus près. Le tournage sera difficile, éprouvant même, notamment quand l’équipe pose sa caméra à l’heure de pointe dans la gare de Shibuya le long de la ligne Inokashira qui traverse Tokyo, à l’époque où le rail, devenu électrifié, s’est invité dans la vie quotidienne des tokyoïtes. Mais Kinuyo Tanaka ne baisse pas les bras, épuisant au passage ses deux assistants (et futurs réalisateurs) Teruo Ishii (qui se fera un nom dans le filon du cinéma de yakuza et des pinku eigas dans les années 60/70) et Yoshiru Kawazu.
Lettre d’amour sort dans les salles japonaises lors des fêtes de Noël 1953, et connaît un beau succès commercial notamment grâce à son casting. Aux côtés du très populaire Masayuki Mori, Yoshiko Kuga, déjà aperçue chez Ozu, porte avec grâce le personnage de Michiko notamment dans l’apogée émotionnelle de Lettre d’amour : un superbe monologue en clair-obscur. Présenté en compétition au festival de Cannes 1954, le film permet à Kinuyo Tanaka d’intégrer le sérail des grands cinéastes de l’archipel. Grand ami de la réalisatrice, Mikio Naruse s’inspirera de Lettre d’amour pour réaliser deux ans plus tard Nuages flottants, toujours avec Masayuki Mori. De son côté, Mizoguchi aurait tellement pris ombrage des ambitions de réalisation de son actrice qu’il lui aurait répondu, quand celle-ci a évoqué avec lui la possibilité d’un second film : « Pas la peine. Pas la peine ». Comme le prouve le cycle en salles en ce mois de février, Tanaka a sans doute eu bien fait de ne pas l’écouter.
Lettre d’amour de Kinuyo Tanaka avec Masayuki Mori, Yoshiko Kuga, Jûkichi Uno…, en salles le 16 février