S’il lui reconnaît un talent indéniable de créateur de formes, avec le temps, l’auteur de ces lignes a abandonné les longues queues cannoises pour découvrir, quasiment chaque année, un nouveau Noé. Lux Aeterna avait été reçu dans la rédaction avec une certaine politesse lors de sa présentation il y a 2 ans. Il faut bien le dire le cinéma de Gaspar Noé nous lassait par ses provocations puériles. Pour autant, à la faveur d’une nuit sans lune, on a fini par faire l’expérience Lux Aeterna, et ma foi, elle ne fut pas si déplaisante. Il s’agissait d’une récréation pour le metteur en scène, un exercice de style très simple et linéaire aboutissant à une transe collective à laquelle se retrouvait mêler le spectateur. Il réussissait là où il avait échoué pour son Climax.
Noé pique de nouveau notre curiosité, on a donc voulu voir l’évolution du réalisateur à l’approche de la soixantaine, et sa volonté d’affronter des corps vieillissants, ceux de l’auteur italien Dario Argento et d’une icône cinéphilique, Françoise Lebrun. S’il est abonné aux citations, il n’avait pas poussé le curseur aussi loin qu’en filmant deux ombres qui ont toujours été à ces côtés, l’horreur italienne et l’art de Jean Eustache. En captant ces deux figures, le metteur en scène franco-argentin livre une déclaration d’amour d’une ironie acide au cinéma qui lui a permis de se construire. Le récit très simple des derniers jours d’un couple âgé est si mince qu’il ne prend plus de gant pour imposer son mantra : Le temps détruit tout. Contrairement à ses précédents longs métrages, son geste n’est pas crâneur, il se montre même étonnamment apaisé. Le moment de sa propre mort approche et il n’en doute pas : il a été victime d’une hémorragie cérébrale il y a un an et demi.
Avec son duo de légendes, il marche sur les pas du cinéaste autrichien, Michael Haneke. Avec Amour, celui-ci avait proposé il y a quelques années à Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva de livrer à l’écran une cruelle histoire d’amour. Mais là où Haneke utilisait sa mise en scène au scalpel pour effectuer une étude chirurgicale des derniers instants, Noé lui offre au public de ressentir la perte des repères qui accompagne la sénilité. Pour ce faire il va systématiser son dispositif de split screen qui lui avait si bien réussi pour Lux Aeterna. Après les avoir réunis dans un même plan, Noé propose au spectateur de suivre Dario Argento et François Lebrun dans deux cadres séparés et pourtant côte à côté. Alors que le premier tente de placer les ultimes touches à son scénario, Psyché (titre de travail de Climax), Françoise Lebrun s’emploie à parcourir les dédales de leur appartement, des rues de Paris et des boutiques de leurs quartiers.
L’itinéraire de plus en plus chaotique de l’actrice attire bien plus le regard que celui plus routinier du vieil Argento. Quelque chose ne va pas. La bascule se fera un peu plus tard avec l’arrivée du fils du couple grabataire, interprété par Alex Lutz. En nous perdant par son dispositif, le metteur en scène nous trouble encore plus en faisant apparaître un enfant de nulle part sous les yeux de la dame âgée. Très vite, une explication logique sera annoncée, mais tout de même, la surprise est là. Quant à Lutz, sa présence fait écho à sa dernière très belle réalisation, Guy, où il partageait son rapport à la vieillesse et à la transmission (et également à 5ème set, où il jouait un joueur de tennis en fin de carrière, ndlr). Il y a dans Vortex quelque chose qui lui parle et le film est pour lui une nouvelle étape dans sa carrière. Incarnant un quadra écorché par la vie, tombé dans la dope avec la femme de son enfant, il arrive dans le long métrage alors qu’il a enfin réussi a décroché. Il a rejoint une association d’aide aux victimes du crack qui traînent à Stalingrad. Ici, Noé, à travers une unique séquence, livre un réel instant d’humanité qui dans un monde idéal pourrait servir dans une authentique politique de prévention des drogues. — Là où en réalité ces malades sont utilisés par les élus pour obtenir des voix à coup de répressions médiatisées, quand ce ne sont pas les riverains se croyant dans The Walking Dead qui leur tirent dessus au mortier –.
Lutz présente pour le spectateur le véritable point d’ancrage, le seul qui garde la tête sur les épaules et qui passe de l’image-monde du père à celui de la mère. Ces deux cadres opposés qui ont une vie propre désorientent le public par ce qui est raconté dans le plan, mais Noé pousse l’idée plus loin en ayant régulièrement des gestes artistiques qui les isolent l’un de l’autre. Des décisions d’axes curieux qui s’opposent pour tourner un dialogue anodin, là deux focales différentes déformant les membres du paternel lorsque ses bras, brisant l’interstice, enlacent sa femme et ici un choix d’éclairage distinct. Tout cela va se terminer avec une surface à l’écran proche des dernières œuvres de Rothko.
Plus le récit se poursuit, plus il est difficile pour le couple de communiquer et plus la violence de leur rancœur se retrouve au niveau de leur amour. Encore un point partagé avec Haneke. Mais si la vie détruit tout et l’expérience du cinéma peut le faire ressentir, le médium est aussi pour Noé un moment de joie. C’est un élément important de son existence dans ce qu’il permet d’être la source d’échanges et de créer des instants de vie. Si la boulimie cinéphile de Gaspar pouvait jusque-là être en partie être le problème Noé, en citant Dreyer ou Godard à tout va, celle-ci est bien digérée dans Vortex. Dreyer et Godard sont toujours là, mais beaucoup plus au service du récit qu’ils ne pouvaient l’être lors de ses précédents films. Vortex peut être une excellente façon de découvrir ensuite Vampyr du réalisateur danois. Il réussit également à utiliser le thème légendaire et usé à la moelle du Mépris composé par Georges Delerue. Seul, pour l’instant Martin Scorsese avait pu proposer une variation marquante sur ce thème. Dans Vortex il accompagne une séquence qui décuple sa violence et impose un plan qui sera amené à rester dans la tête des spectateurs. Même si nous préférons pour notre part retenir la joute verbale entre Dario Argento, Jean-Pierre Bouyxou, Laurent Aknin et surtout la grande gueule de Philippe Rouyer. Car si la vie détruit tout, le cinéma, comme le dit toute personne qui monte sur scène pour présenter un film à Cannes, bin c’est… la vie.
Vortex de Gaspar Noé, avec Dario Argento, François Lebrun et Alex Lutz.