Un des plaisirs cannois de la bourgeoisie parisienne est d’y venir applaudir les films dits « sociaux » où elle peut admirer des héros de la classe ouvrière qui se battent pour leurs droits (ou un idéal), mais qui finissent toujours par les perdre. C’est très rassurant pour eux de voir un réalisateur anticapitaliste tel que Ken Loach avec un film sous le bras pour se rendre sur la croisette. On chante l’Internationale pour plaisanter à la villa Magnum, on monte les marches en levant le poing et la vie reprend comme avant deux semaines après. Sur le papier l’adaptation longtemps attendue au cinéma du livre multiprimé avait tout pour caresser ce public dans le sens du poil. Les Quais de Ouistreham de la journaliste du Monde, Florence Aubenas, un récit contenant tout ce qu’il faut de drames sociaux, et des actrices non professionnelles, incarnant des femmes de ménage. Le talent littéraire d’Aubenas est si rare dans la presse qu’il est largement distingué. On doit le reconnaître, elle arrive toujours à faire ressortir l’humain de n’importe quelle histoire. Avec son ouvrage, elle souhaitait rendre visibles les invisibles et comprendre ce que devenaient les victimes de la crise de 2008. Ce faisant elle découvre les ravages du néo-management sur les corps. S’il y a chez elle beaucoup d’humanisme, il n’y a par contre aucune prise de position face au système qui détruit les vies. Nommons-le : le capitalisme. Elle conserve ainsi son rang social, au sein des médias bourgeois parisiens qui la considèrent comme une sorte de Mère Thérésa, à l’écoute des pauvres, mais aussi d’une structure qui s’en nourrit. Avec Juliette Binoche en tête d’affiche, certains pensaient se trouver en terrain connu, un peu lorsqu’ils sont devant un Stéphane Brizé… Ils se retrouvent nez à nez avec un objet désagréable assemblé par Emmanuel Carrère.
Auteur entre autre d’une biographie hallucinée sur Philip K. Dick, un roman tissé à partir la vie mensongère de Jean-Claude Roman qui tua toute sa famille, ou d’un livre sur le charismatique leader d’opposition russe Limonov ayant eu mille existences ; Emmanuel Carrère a récemment décrit le magnétisme d’un chef d’État tout autant délirant : Emmanuel Macron. Évidemment en posant sa caméra dans les environs de Caen, l’écrivain, également cinéaste (une fiction: La Moustache adaptée de sa nouvelle, puis un documentaire creusant ses origines russes) ne souhaitait pas rendre visible les invisibles. Fils de la très droitière historienne Hélène Carrère d’Encausse, aux amitiés poutiniennes, Emmanuel ne se sent pas proche de la condition ouvrière. La matière des anecdotes des Quais de Ouistreham lui inspire bien autre chose. De toute évidence, il considère la journaliste de son niveau social. Il ne faut pas y voir un hasard si le personnage interprété par Binoche n’a ni le nom ni le même métier que l’employée du Monde. Marianne Winckler est écrivaine, comme le cinéaste. C’est aussi une bourgeoise parisienne qui à l’orgueil de penser qu’elle pourra infiltrer les classes laborieuses en enfilant un pull en laine et en se remettant à fumer. Une femme de courage qui décide de couper son portable et de ne plus répondre aux mails de son milieu parisien. Elle va vivre la grande aventure à Caen en s’inscrivant à Pole Emploi.
Difficile de savoir ce que cherche Juliette Binoche, mais pour le réalisateur sa présence même interroge. La star de cinéma dans un pôle emploi, pourquoi pas, mais ça reste une vedette. Vincent Lindon qui interprète un syndicaliste ou un chef de rayon, reste Vincent Lindon. On se doute qu’elle finira démasquée pour ce qu’elle est : une actrice. Ouistreham est encore pour Carrère une réflexion sur la dissimulation et les mensonges. Il s’amuse à filmer deux représentantes de la bourgeoisie (Marianne Winckler et Juliette Binoche) infiltrant un groupe de femme du prolétariat. La star joue le rôle d’un personnage qui joue un rôle. Mais cela va plus loin, car elle est en représentation face à une autre comédie. Il y a le spectacle évident de cette agente du pôle emploi, dont l’actrice non professionnelle campe la fonction assignée par le management de son entreprise lui imposant des mots à réciter devant les clients de son agence. Des mots que l’on retrouvera plus tard dans la bouche du formateur que doivent écouter les sans-emplois pour éviter d’être radiées. Dans ce songe à l’intérieur d’un songe, Carrère va encore plus loin en faisant appel à des comédiennes amateurs pour interpréter les camarades de Marianne Winckler. Si certaines reproduisent face à la caméra les gestes qu’elles effectuent tous les jours dans leur travail de femme de ménage, d’autres sont poussées plus loin par le metteur en scène dans son dispositif gigogne. Nadège, la contremaîtresse du Ferry et Justine qui fête son pot de départ ne perpétuent pas seulement l’activité qu’elles exécutent dans leur vie en dehors du tournage. Elles interprètent leur propre rôle tel qu’il est décrit par Florence Aubenas dans Les Quais de Ouistreham. Autrement dit,Nadège et Justine ne jouent pas uniquement leur véritable métier, mais le rôle que leur a assigné Florence Aubenas composé à l’écran par Juliette Binoche qui est elle-même dirigée par le réalisateur Emmanuel Carrère. Pour les fans de K. Dick, nous sommes pas loin d’Ubik. Tout le dispositif de Carrère est l’antithèse du film de lutte. C’est même une critique de l’ambition du cinéma, art essentiellement bourgeois, de penser qu’il soit possible de faire comprendre ce que vivent les classes laborieuses.
Si Ouistreham n’a rien de social, et ne cherche pas à dénoncer les maux subits par le monde ouvrier, il ne manque pas de noter la naïveté de Florence Aubenas. Ceci, on l’a vu, à travers les petits détails décrits plus haut (le pull moche, la dépendance à la cigarette) mais il ajoute aussi, à ces éléments, une scène où le simulacre imaginé par l’écrivaine s’effondre. Cette séquence se situe au trois quarts du film, sur le ferry ou Marianne et ses copines sont embauchées pour changer les cabines utilisées par une bourgeoisie touristique. Alors qu’elle se retrouve, piégée à l’intérieur du bateau avec deux de ses camarades, Christelle et Marilou, Marianne est interpellée par un homme. Les habits de celui-ci, sa coiffure et son aisance de langage ne font pas mystère de son rang. En deux petites phrases, tout aussi naïves, il va briser l’amitié naissante qu’accordait Christelle à Marianne. Carrère à travers cette séquence filme la violence des riches sur les pauvres. La bourgeoisie n’a pas besoin d’utiliser les armes pour blesser, les mots suffisent. Les mots du management, ou de la connivence sont destructeurs. Il n’y a pas de possibilité d’entente entre les classes laborieuses et le capital, et si la scène est loin d’être anodine, c’est parce que le cinéaste a choisi un acteur dont le physique est connu (au moins pour la série à succès Engrenages), mais dont le nom nous échappe toujours. Pourtant, il a son importance dans cette scène. Il s’agit de l’excellent Louis-Do de Lencquesaing. Pour évoquer la violence des riches, pas mieux qu’un représentant symbolique de la noblesse.
Loin de chercher à réaliser une œuvre qui s’inscrirait dans une longue tradition du film social, avec un regard bienveillant sur le monde ouvrier, Emmanuel Carrère fait plutôt un portrait acide d’une certaine bourgeoisie progressive. Celle qui croit être du côté des exclus, alors qu’elle ne vaut pas davantage que lui, Carrère, l’artiste bourgeois. Le capital libéral refuse d’être tenu responsable d’une situation de guerre sociale contre les pauvres. Carrère, lui, préfère reprendre la célèbre tirade de Warren Buffet : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. ».
Ouistreham d’Emmanuel Carrere, avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine, Patricia Prieur, Evelyne Porée, Didier Pupin