Les Misérables : Les Bosquets ardents

C’est en s’inspirant du Monfermeil du XIXe siècle que Victor Hugo avait écrit en son temps ses Misérables. C’est dans cette ville que Ladj Ly a grandi (dans ce même quartier des Bosquets), qu’il habite encore aujourd’hui à l’aube de ses quarante ans et qu’il a choisi d’installer ses propres Misérables, ceux de son premier long-métrage. Enfant de la galaxie Kourtrajmé, Ladj Ly n’a pas suivi la même trajectoire que ses camarades de l’époque Kim Chapiron et Romain Gavras. Il lui aura fallu vingt ans après ses débuts dans le collectif pour passer à l’exercice du long (et qu’on le dise tout de suite, on tient ici un premier gros candidat pour la Caméra d’Or). Pour ce faire, il reprend son court-métrage, nommé l’an dernier aux Césars, qu’il étoffe tout en conservant son casting d’époque.

L’idée de départ reste la même : Stéphane (Damien Bonnard) est muté de la BAC de Cherbourg vers celle de Monfermeil. Au sein de l’unité de jour, il doit faire équipe avec Chris (Alexis Manenti) et Gwada (Djebril Didier Zonga), deux « Bacqueux » confirmés aux méthodes pas toujours conventionnelles. Au cours de leur première journée, une intervention sur place tourne mal, et les policiers se retrouvent dans une sacrée panade à cause d’un drone ayant filmé la bavure. Une situation qui risque de mettre le feu aux poudres dans un quartier déjà gangréné par les luttes d’influence entre divers groupes.

Le premier abord avec ces Misérables est assez rustre. Reprenant un procédé assez éculé, celui de l’inclusion dans une situation d’un personnage venu d’un univers social radicalement différent, le film fait entrer son spectateur en son sein par l’intermédiaire du personnage de Stéphane, un peu comme Polisse nous prenait en son temps par la main via le personnage de photographe joué par Maïwenn. La confrontation des deux mondes est dans un premier temps un poil forcée, la candeur absolue de Stéphane se heurtant à chaque fois à la réalité du terrain où des principes aussi simples que le mandat de perquisition sont inconcevables pour Chris et Gwada. On ne peut pas dire que la subtilité soit reine dans la caractérisation, même si l’alchimie à l’écran opère assez vite.

Drone de drame

Là où Les Misérables prend son envol, c’est quand la caméra de Ladj Ly plonge dans la vie de la cité des Bosquets. Envol quasiment au sens propre d’abord, multipliant les plans aériens, les plans-séquences à l’épaule et autres effets. Tout en restant très cru dans son approche, il fait de ces barres d’immeubles délabrées et de ces commerces de quartier un décor de saga cinématographique. Il y a là Le Maire, qui chapeaute officieusement la vie de la cité, les gitans et leur cirque itinérants et leur goût pour les déclinaisons de « ses morts » (#clashdeslopez), La Pince, tenant d’un bar à chicha et bidouilleur à temps plein, ou encore Salah, ex-truand converti à l’Islam, sorte de figure charismatique de la communauté.

Derrière les poses, les bravades et les altercations quotidiennes, Ladj Ly expose le cercle vicieux qui s’est formé dans ces banlieues abandonnées par les actions des pouvoirs publics, comment certaines communautés (les Frères Musulmans ici) se sont infiltrées là où l’État a disparu, et comment l’engrenage de la violence s’entretient par jeux de vases communicants. Les policiers de la BAC qui durcissent leurs méthodes, autant par manque de moyens que par nécessité de ne pas apparaître affaiblis face aux délinquants. Le ressentiment anti-police né des multiples bavures et du sentiment d’impunité qui en découle. Et les ambitions de ceux qui veulent en profiter pour faire main basse sur les quartiers. Tout y est, sans la lourdeur pédagogique que l’on trouve parfois chez certains réalisateurs qui n’ont pas connu le monde qu’ils filment (et que l’auteur de ces lignes n’a pas connu non plus d’ailleurs).

Le propos politique des Misérables n’étonnera personne qui se renseigne un minimum sur l’état des banlieues françaises auprès des bonnes. Le film se distingue moins par son discours que par la manière dont il l’expose, par la tension permanente que le cinéaste réussit à instiller à chaque moment où l’équilibre fragile de la terreur menace de se rompre. Il y a quelques beaux moments de bravoure filmique dans Les Misérables. L’ouverture, un certain jour de juillet 2018, dernier bastion de communion nationale autour du drapeau français (et forcément un drapeau algérien évidemment), convoquant l’image de la France « black-blanc-beur » de 1998 et des illusions sociales qui en ont découlé. Les séquences en drone, dont l’on a déjà parlé. Cette engueulade avec les gitans venus en découdre à coups de batte de baseball dans un vrai fatras filmique.

Le bruit et la fureur

Et surtout, on retiendra cette montée d’adrénaline finale, vrai déchainement de rage, de ressentiment et de rejet de toute forme d’autorité, y compris au sein même de la cité, qui déconstruit en tous points ce que n’avait pu éviter le final atroce de Dheepan de Jacques Audiard, auquel il sera forcément comparé. Vrai tour de force d’exploitation d’un espace unique comme nivellement et cloisonnement social, cette séquence métaphorise le point de non-retour atteint par la dégradation de la situation des banlieues ces dernières années (on ne voit aucune figure d’autorité publique dans le film, où les banlieues en autarcie complète se retrouvent laissées à leur sort). Elle nous laisse sur une fin ouverte, dont on ne sait si elle se veut optimiste, ou si elle souligne simplement que Ladj Ly ne sait pas lui-même si une issue à cette crise est encore possible.

Ceux qui s’inquiètent du côté « film de petit malin » qui colle parfois (à raison) à l’étiquette Kourtrajmé pourront se rassurer : Les Misérables est un film fait sans aucun cynisme, en dépit de ses imperfections, et de ce premier tiers un peu pataud. Il a pour seule ambition de voir un réalisateur venu de banlieue raconter l’histoire de là où il vit, au moment où la cité des Bosquets telle qu’on la connaît s’apprête à disparaître. Clichy-Montfermeil, c’était le point central des émeutes de 2005, là où sont morts Zyed Benna et Bouna Traoré électrocutés dans un transformateur EDF. Avec JR, son pote de Kourtrajmé, Ladj Ly leur avait rendu hommage à travers une fresque monumentale exposée aux Bosquets, qu’il avait également filmé au moment des émeutes dans son documentaire 365 jours à Clichy-Montfermeil. Toujours aux côtés de ses Misérables.

Les Misérables de Ladj Ly avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Didier Zonga, en Compétition Officielle, date de sortie en France encore inconnue

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