Chaque semaine, j’utilise le site Internet Allociné (une pâle copie du bien plus fiable Poilociné, que l’on vous recommande) pour voir s’il y a des films intéressants dont je n’avais pas encore entendu parler. Lundi dernier, en regardant les sorties du 10 janvier, une affiche particulièrement puissante attire mon regard. Je regarde le titre, ce qui m’intrigue encore davantage : An Elephant Sitting Still, un éléphant assis sans bouger. Un film chinois, le nom de réalisateur ne m’évoque rien. Puis je tombe sur la durée du film : 3h50. Trois heures et cinquante minutes. Soit environ dix films de Hong Sang-Soo mis à la suite, sans exagération aucune de ma part. Si un distributeur a le culot de balancer un monstre pareil, c’est qu’il y a potentiellement un film génial à la clé.
Une conversation sur Twitter avec des collègues d’East Asia me confirme qu’il faut absolument aller voir ce film ; autant pour son contenu que ce pour qu’il représente ; et ce dernier point sera explicité plus bas. Je profite donc d’un dimanche après-midi pour aller m’enfermer dans la salle 33 du UGC des Halles ; la séance est complète, preuve qu’un film de presque quatre heures a de quoi attirer un public en 2019, et un public très hétérogène qui plus est, à la fois en terme d’âge, de genre et d’ethnie. Le film commence, dehors il fait grand jour, les gens finissent à peine leur déjeuner. Quand il se terminera, il fera nuit. An Elephant Sitting Still, c’est parti…
Le premier et dernier long métrage du romancier Hu Bo est un monstre. Un monument de souffrance maîtrisé de bout en bout, animé d’une mise en scène étouffante, par une photographie oppressante et une histoire désespérante. Tout se passe dans une ville industrielle du nord de la Chine, très vaste et très vide, et toujours plongée dans un brouillard qui jamais ne se dissipe. Nos personnages sont unis par leurs malheurs. Un ado qui lors d’une rixe pousse son harceleur dans les escaliers jusqu’à ce que ce dernier perde conscience, un vieil homme condamné à rejoindre une maison de retraite et à ne plus pouvoir s’occuper de sa petite fille, une ado qui voit sa relation avec le proviseur adjoint de son lycée éclater au grand jour et un petit voyou qui pousse un ami au suicide après avoir couché avec sa femme. Rien n’est drôle dans ce film, même si on rit nerveusement parfois, incapable de réagir autrement face au poids de l’enfer qui enferme les protagonistes. Le plus désespérant, c’est ce sentiment qui transperce l’écran, cette impression que tous les habitants de cette ville ont conscience d’être contrôlés par les cruels fils du destin, et de s’abandonner totalement. Et pourtant, ce qui relie nos héros, c’est un rêve. Une histoire, une fable, un lieu lointain. Dans une ville de Chine, se trouve un éléphant dans un zoo qui est assis et ne fait rien. L’existence de cette créature qui semble défier la nature, se rire de l’absurdité du monde, suffit à faire naître un espoir chimérique auquel le spectateur peine à croire lui-même. De peur de se voir brisé à son tour. Vous l’aurez compris, on ne tient pas du tout la comédie du mois, on recommande la prise de Xanax avant la séance.
On comprend très vite que c’est le cadre qui fait le mal ; ce sont cette ville, ce brouillard, ce ciel blanc ou gris qui refuse d’exprimer quoi que ce soit d’autre le néant, qui emprisonnent les personnages, qui les oppressent et les compriment. Hu Bo refuse tout montage au sein de ses séquences pendant près de trois heures trente de film, ce ne sont donc que des plans séquences aux mouvement millimétrés qui composent le tout. Nous vous avions déjà parlé des effets du plan séquence dans notre article sur Utoya, la technique est relativement similaire ici ; elle anéantit l’espoir. Elle enferme le spectateur autant qu’elle dicte la vie des personnages. Le cadre aussi est une prison : trois heures trente toujours collé aux héros du film, sans jamais s’éloigner des corps, c’est irrespirable. Si l’image est superbe, il n’empêche que la lumière est toujours sale, sombre, incolore ; dans les scènes en intérieur, seules les silhouettes se détachent. Et là vous allez me dire : pourquoi rester devant ce film, s’il est si dur ? Pourquoi s’infliger une chose pareille ? Est-ce que ça n’est pas juste de la torture ?
Non. C’est ce que les quelques personnes qui ont quitté la salle avant la fin ne sauront sans doute jamais, la fin fait tout le film. Il suffisait que la fin soit ratée pour qu’un film aussi long et épuisant ne fonctionne pas. Mais dans ses dernières vingt minutes, Hu Bo nous offre une respiration ; je n’en dirai pas trop pour ne pas gâcher l’expérience, mais sachez que ses dernières minutes remettent en question la grammaire du film, son rapport au cadre et au montage, de manière à laisser enfin le spectateur sortir de sa torpeur pour le propulser face à un plan final dévastateur. Ce dernier plan, ce long plan fixe dans l’obscurité, cette seule scène de nuit de tout le film où les phares d’un bus nous offrent la seule source de lumière, c’est déjà le plus beau plan de cinéma de l’année. Peut-être un des plus beaux plans de cinéma tout court. Après trois heures et quarante cinq minutes, il aura suffit d’un plan pour tout faire basculer. D’un plan et d’un bruit étourdissant, et tous les sceptiques seront confondus. En ce dimanche après-midi dans Paris, la petite salle 33 du UGC des Halles décide d’applaudir. Un acte toujours fascinant au cinéma, puisqu’il est rare que les concernés puissent entendre la clameur. Mais c’est qu’An Elephant Standing Still a su montrer comment le cinéma a quelque chose, comme l’éléphant, d’un monstre sacré. Aussi les applaudissements sont une sorte de rite, de célébration destiné à un homme et un seul. Hu Bo, l’auteur-réalisateur de ce film, qui s’est donné la mort avant la première.
Il avait 29 ans, ce qui est à peu près mon âge. Il avait écrit plusieurs romans, publiés en 2017, qui avaient fait un carton en Chine, et réalisé trois courts-métrages. An Elephant Sitting Still était son premier long métrage, au sein d’une boîte de production indépendante du nord de la Chine. N’ayant pas laissé de testament, les théories se sont vites multipliées quant aux raisons de son suicide ; la réalité, d’après de nombreux articles, est tristement évidente. Hu Bo avait une vision, il s’est épuisé pour l’offrir et ça lui a coûté sa santé mentale, et sa vie. De nombreuses investigations révèlent que les rapports entre le réalisateur et ses deux producteurs Wang et Liu s’est progressivement détérioriée lorsque ceux-ci ont voulu raccourcir le film pour qu’il ne dure plus que deux heures, craignant de voir sa diffusion impossible du fait de sa durée. Après la mort de Hu, des SMS ont été dévoilé dans lesquelles Wang accusait le réalisateur d’être instable, l’encourageait à voir un médecin et exprimait son souhait de se retirer du projet. Sur son site Internet, Hu Bo a exprimé à plusieurs reprises sa tristesse de ne gagner aucun argent avec son travail de réalisateur, et s’est dit humilié, désespéré et sans contrôle sur sa propre oeuvre.
Les parallèles entre Hu Bo et son film posthume sont, bien que funestes, attendus et inévitables. Ce brouillard qui envahit la ville et emprisonne les héros dans des plans séquences trop serrés, les personnes atteintes de dépression le connaissent bien. Il est vrai que le cinéma est un art particulier, toujours dépendant d’un marché et d’une économie ; il est par nature et malgré lui un produit. Un film chinois de quatre heures 100% déprimant, ça n’est pas très vendeur, voilà ce qu’il a dû se dire dans la boîte de production. Le succès du film dans nos salles est là pour prouver le contraire, mais il arrive bien trop tard ; comme les spectateurs qui ont quitté les lieux avant le barrissement final, avant la lueur d’espoir qui éclate nos tympans dans l’obscurité de la salle, Hu Bo ne sera pas resté jusqu’à la fin. Vous pleurez ? Moi aussi.
An Elephant Sitting Still, de Hu Bo, en salles le 10 janvier 2018
https://www.youtube.com/watch?v=om6xGJ4S3LY