C’est un binôme de choc qui revient à la charge. Le réalisateur Jason Reitman a de nouveau fait appel aux lumières de la talentueuse scénariste Diablo Cody. Ensemble ils signent un remarquable traité sur la maternité. Mieux vaut vous prévenir, cela n’a rien d’un feel good movie. Pour autant, le film ne sombre pas dans des méandres psycho de kiosque à journaux. Au contraire, leur verve habituelle transforme un sujet anti-glamour par excellence (la dépression post-partum, avec burn-out parental déjà bien installé) en un sujet de rédac idéal sur lequel plancher en cette période estivale.
Car au-delà de la légitime place que s’octroient certains pères d’aujourd’hui en regard de la traditionnelle dyade mère-enfant (congés paternité, droit pour les papas de dormir à la maternité après l’accouchement, etc.), est-ce plus facile ou toujours aussi difficile d’être une mère, et pourquoi ? Et y a-t-il lieu de culpabiliser lorsque d’autres désirs de se réaliser que celui de faire des enfants surgissent et/ou persistent… ? Enfin et plus largement, quid de cette injonction (inconsciente, culturelle, sociale, familiale, maritale) à procréer à tout prix… ?
muse-araignée: Charlize Theron
Le beau rôle échoit à leur muse-araignée Charlize Theron, déjà tellement parfaite dans leur précédent fait d’armes, Young Adult. De mémoire, son statut socio-professionnel et son pedigree physique et mental (trentenaire, divorcée, célibataire, bien roulée, écrivain, nullipare, névrosée et alcoolique) faisaient tache dans sa bourgade natale, au point qu’elle finissait par s’auto-flageller en beauté, lâchant un souvenir de fausse couche d’avec son ex en pleine baby party ; ou comment coller inconsciemment avec le décor de Plouc Town. On finit toujours par gratter sa plaie, que cela nous plaise ou non. Du coup, même s’il s’agit là de deux personnages totalement différents, il est tentant de voir Tully comme une sorte de suite, diptyque convexe et plus complexe qu’il n’y paraît, où il ne s’agit pas que de maternité dont on balaierait le spectre, mais d’image de soi, de rapport au temps, aux autres, à l’homme, au couple, aux autres femmes aussi, au boulot, à ses choix, à ses désirs profonds. Bref, pas facile de faire l’impasse sur ce rôle en particulier. Et fait ironique : si dans Young Adult on assiste au ballet incessant de tout ce qui vient sublimer son apparence, dans Tully à l’inverse, Charlize Theron n’est pas épargnée : ici, le triomphe de la maternité passe nécessairement par un corps de parturiente exagéré, à la limite du grotesque, ce qui la rend juste énorme, telle une armoire même pas en kit. Autre reflet, autre leitmotiv, autre répétition du corps en marche. Une mécanique que l’on s’impose d’un côté, quand de l’autre on la subit. Entre T.O.C. pour se rassurer soi-même et routine sans lâcher-prise pour assurer le bien-être d’autrui. Autre vie, tout simplement. Mais même pression, et même dépression, au fond.
Ce qu’on apprécie chez Diablo Cody, c’est la finesse de son écriture, sa franchise à décoiffer les crêtes (son côté punk, on l’aura compris). A coup sûr ses répliques font mouche. Un vrai talent d’escrimeuse. Pas étonnant qu’elle avait raflé l’Oscar du meilleur scénario avec Juno. A noter que Tully emprunte à sa propre vie, elle-même étant mère de trois bambins. Une expérience personnelle qui ne peut que servir le propos. Ce qu’on adore chez Jason Reitman, c’est sa caméra impitoyable, son sens du plan et de la direction d’acteur où l’image supplante parfois admirablement le discours. A cela s’ajoute un art du montage qui use sans complexe du cut (pensons à ses opus antérieurs Thank you for smoking et In the air) jusqu’à virer expé tant ça donne le tempo, voire le tournis. Une cadence infernale pour une valse de couches culottes à changer, de pyjamas à déboutonner et de lait à tirer, qui en dit autant si ce n’est plus qu’un ping-pong version mélo option Dolto. Et la sauce prend de par cette complémentarité folle, nervosité si juste où la féminité ne se cherche pas façon tarte, où l’on tâtonne sans se cacher, où l’on se désintègre volontiers en public. Pas d’hypocrisie qui tienne, c’est un hommage sans pitié envers les femmes, en fait, qui ont plutôt intérêt à bien assumer ce qu’elles ont toujours voulu, sans pleurnicher, sans retour en arrière possible. Pourtant tout avait l’air si simple « avant », n’est-ce pas. Back in the 90’s ! Et jusqu’aux 80’s. Nostalgie rock savamment entretenue, entre choix de bande-son idoine, garde-robe qui trahit (le jean taille haute, la brassière…) et citations filmiques subtiles (ah, reproduire le maquillage glam-punk de Diane Lane dans Ladies and Gentlemen, the Fabulous Stains – unique objet cinématographique du producteur de musique Lou Adler, connu également pour avoir contribué à la production de The Rocky Horror Picture Show).
Mais avant tout, il s’agit de se débrouiller avec soi-même, de dealer au quotidien avec le réel. A chacun ses béquilles, ses subterfuges et autres minuscules manigances. Aux autres de nommer ça. Donner la vie ne suffit pas, l’amour de soi doit l’emporter, sinon on sait comment ça pourrait finir (jeter le bébé avec l’eau du bain ?). Il est si simple de plonger, de toucher le fond, de se barrer pour ne plus avoir à tenir la barre. Entre rêve et cauchemar, prémonition et pulsions démoniaques, qui sait si ce n’est pas un autre « Je » qui nous drive en dehors de nos interactions familières, et combien de chemins possibles vers l’étrangeté…
A coup de mythes, de garçon-cheval et d’arbre qui calme ; à coup de faux prince, désormais roi du virtuel à même la couche conjugale et étalon de supérette pour un uniforme périmé de serveuse vintage. Encaisser et se taire, n’être que corps échoué, ne plus avoir la force de répliquer. S’enfermer dans un système, un autre espace-temps. Entretenir un semblant de pulsion de vie via des tranches de télé-réalité sordide. Se barricader à double tour dans un jogging informe et un soutif d’allaitement. Jeter la clef au fond du puits… Quand on ne reconnaît plus ce qu’on est devenu(e), quand on n’ose pas s’avouer qu’on s’est peut-être trahi(e) soi-même. Faire ce qu’on peut pour refaire surface. Pour renaître. Pour regagner des vies et rebooster sa libido. En attendant, perdre les eaux. Et avoir envie de se sauver. De partir oui, mais aussi de sauver sa peau, retrouver sa voix, peut-être, on l’espère. Ne pas s’endormir là-dessus. Sirène schizo partie en sucette. Mauvais manège. Mauvaise mère ? Aucun pacte fraternel, ni de complot asiatique. Pas de « ninja » qui vaille et qui veillera, si ça se trouve. Juste mytho ? Se raconter des histoires comme le font les enfants. Pour se construire. Pour se reconstruire, parfois. S’inventer une autre version des faits. Un nom de jeune fille… en fleur. Les enfants, ça finit par vous rendre tulipe. La belle plante a viré plante verte. Puis un beau jour la voilà fleur en pot niveau maternelle. De quoi finir en plante grasse. Ou motif de papier peint. Ou case à colorier. Mais c’est que ça dépasse toujours, tentant de franchir la ligne, les contours sont flous, ça berce, ça endort à force. Un verre de flotte renversé par-dessus, papier mâché, y a plus qu’à laisser sécher. Ça ne sert à rien de pleurer… Conclusion ? Pour certaines, il ne suffit pas de devenir mère pour se sentir accomplie en tant que femme, et par conséquent en tant qu’individu. Cruel constat. Il n’y a plus qu’à s’extraire tranquillement du véhicule…
Avec un traitement du sujet définitivement hors des clous et malicieusement subversif (jeter le doute entre instinct maternel et pulsion saphique, il fallait le faire quand même), Diablo Cody glisse avec justesse cette jalousie qu’il est de bon ton d’afficher pour les trentenaires avancées (de l’art de prendre congé « avant que mon café ne soit aussi froid et noir que mon utérus ») et laisse le soin à Jason Reitman d’illustrer de façon troublante cet état de gestation, à la fois inquiétant, désiré, envié, décrié, au final sans cesse interrogé et sur lequel on ne peut s’empêcher de tout projeter. Grande énigme de la vie et de ce que nous sommes. Une toile de cinéma en soi, en somme.
Tully, de Jason Reitman avec avec Charlize Theron, Mackenzie Davis, Ron Livingston. 2018. En salle.