Ce n’est pas la première fois qu’on vous parle en ces lieux de Succession, ne vous inquiétez pas, on n’a pas la mémoire courte. La série avait été l’un des événements du dernier festival Séries Mania, dont il avait fait l’ouverture assez remarquée. Le pilote diffusé ce soir-là avait laissé à penser à une série un peu hybride entre l’énergie pyrotechnique d’une Veep dans le milieu des hautes sphères financières (son créateur Jesse Armstrong est un associé de longue date d’Armando Ianucci avec lequel il a co-créé la géniale The Thick of It) et la puissance d’une grande saga familiale option Shakespeare.
Au terme des dix épisodes diffusés en France sur OCS dans la foulée d’HBO, le constat reste à peu près le même. Mais alors, pourquoi s’emmerder à tartiner de nouveau deux pages de critique pour ressasser la même chose me direz-vous ? Et bien, vous répondrais-je, d’abord parce que j’en ai envie. Et d’autre part parce qu’au cœur d’un été qui s’avère assez morose du côté des séries labélisées » prestige « , Succession s’est un peu avéré être une respiration bienvenue, à conseiller donc à ceux qui pourraient se faire le même constat. Ceux-là même qui se sont retrouvés dans la moiteur de juillet à patiner devant les saisons 2 laborieuses de Westworld et The Handmaid’s Tale et qui s’impatientent qu’il se passe enfin quelque chose devant la ronflante Sharp Objects, par exemple.
Pour en revenir à Succession, elle raconte l’histoire d’une famille liée à un empire des médias, un conglomérat financier impliqué par ailleurs dans de nombreux autres secteurs, des télécoms aux parcs d’attraction. Le patriarche de la famille, Logan Roy (Brian Cox, brillant comme souvent), est un patron à l’ancienne, un requin de la finance au verbe fleuri et au sens de la déontologie clairement inspiré (les créateurs de la série ne se cachent absolument pas) de Rupert Murdoch. Un patron qui commence cependant à faire son âge et dont la santé déclinante suscite autant l’inquiétude que les convoitises dans les rangs de la famille. Au premier rang des concernés, son fils Kendall (Jeremy Strong), héritier désigné de l’empire Roy qui aimerait bien devenir le plus vite possible calife à la place du calife et à virer son imposant paternel de la photo de famille.
La force principale de Succession tient à ce dont on aurait pu se méfier au premier abord : le caractère parfois stéréotypé de ses personnages principaux. Il y a le père bourru, la nouvelle épouse manipulatrice (incarnée à merveille par une Hiam Abbass jouant parfaitement les femmes mielleuses et insaisissables), le fils cadet capricieux et flamboyant, la fille brimée qui cherche à s’émanciper, le beau-fils lourdingue et arriviste, le frère en froid avec tout le monde, et bien entendu la cohorte de conseillers et assistants lèche-pompes et incapables de prendre la moindre décision sans arrière-pensée en tête. Car Succession s’attache moins à décortiquer le caractère de ses héros et à en dépeindre les relations retorses et perverses qui les unit.
Des mécanismes égoïstes de domination qui supplantent les sacro-saintes valeurs familiales
Car au sortir de cette saison, difficile de ressentir la moindre once de sympathie pour n’importe qui dans ce nid de vipères qu’est la famille Roy. Logan est un homme acariâtre, grossier, dépourvu de toute déontologie. Bien qu’on puisse s’apitoyer sur les brimades qu’il subit de la part de son père, Kendall est manipulateur, lâche et prêt à toutes les bassesses. Son demi-frère Roman (Kieran Culkin) est un feu follet sans attaches ni respect pour qui que ce soit. Et même sa sœur Siobhan, ou Shiv (Sarah Snook, véritable révélation), se fait finalement rattraper par le goût pour l’entourloupe qui semble accolé à son nom. C’est l’un des postulats de la série : l’argent et le pouvoir n’engendrent avec eux que des mécanismes égoïstes de domination qui supplantent tout, y compris les sacro-saintes valeurs familiales.
L’argent et l’influence finissent par corrompre un à un tous les membres du clan Roy, à l’exception pour l’instant du jeune Greg (Nicholas Braun), unique personnage constamment positif de la série, sorte de Candide un peu benêt et souffre-douleur attitré de la famille, surtout de Tom (Matthw Macfadyen), fiancé de Shiv et bien content de ne plus être la » pièce rapportée » la plus récente de la maison Roy. Cette absence totale de distinguo moral rend la série d’autant plus savoureuse pour le spectateur, car celui-ci ne se retrouve plus à prendre parti pour tel ou tel personnage, mais à plonger dans une série de turpitudes toujours plus alambiquée et de joutes verbales ciselées.
Le mot est roi dans Succession, à la fois car il coule à flot mais aussi car il n’est jamais gratuit. Reprenant le goût du débit mitraillette et du verbiage fleuri de The Thick of It, Jesse Armstrong se détache ici de son modèle en plongeant les langues acérées dans des protèges-dents de velours (ça ne veut absolument rien dire mais vous comprenez). Certes, ça gueule, mais quand c’est plus feutré c’est encore pire. Et c’est comme ça que la série se retrouve à prendre son spectateur par surprise : on s’attend à un jeu de massacre sur fond de soap familial, et on tombe sur une série bien plus subtile que prévue.
Le drame de l’inéluctable cupidité humaine
Le mérite en revient évidemment à l’ensemble cast royal de la série, capable d’insuffler une épaisseur même aux héros les plus attendus. Preuve en est avec Alan Ruck, dont le personnage plus que secondaire (il incarne l’aîné de la fratrie Roy, le seul à s’être détaché du milieu duquel il vient) trouve progressivement son sens quand il laisse entrevoir la « part de Roy » en lui et que le gentil philanthrope un peu new age laisse apercevoir en arrière-plan un homme plus pleutre et nettement moins sympathique. Au milieu d’une cohorte d’excellentes performances, on retiendra particulièrement celles évidemment de Jeremy Strong (qui file tout droit vers une kyrielle de nominations dans les prochaines cérémonies), mais aussi de Matthew Macfadyen. Peut-être le plus insaisissable de tous, sa parodie de trader de Wall Street à la fois coq fier, bully et macho, dissimule cependant très mal son insécurité et son besoin de reconnaissance de la part de Logan Roy ; le tout en nourrissant un amour qu’on comprend extrêmement sincère envers sa fiancée Shiv.
Succession joue à un véritable jeu d’échecs avec son spectateur, le gavant de fausses pistes (un peu trop en milieu de saison d’ailleurs, qui souffre d’un vrai creux niveau rythme) pour le pousser à comprendre davantage ses personnages, sans pour autant les plaindre ni excuser leurs actions. Le drame qui se joue en arrière-plan, c’est celui d’une fuite en avant, celle de l’inéluctable cupidité humaine. Elle explose à nos yeux durant le final (un poil décevant au passage), inspiré par l’affaire de l’accident de Chappaquiddick qui toucha la famille Kennedy (on en dira pas plus pour ne pas trop spoiler). Elle est l’atout majeur de Succession, et potentiellement ce qui pourrait risquer de la faire dérailler en saison 2 si la série ne parvient pas à rebondir correctement sur ce final.
Sous ses atours faussement sages, Succession cache un drame familial redoutable et enlevé porté par un sens de l’écriture impeccablement maîtrisé et une interprétation royale qui ne confond jamais empathie nécessaire à toute narration sérielle et sympathie forcée. Vraie surprise estivale, la série de Jesse Armstrong passe plus son temps à se construire comme une grande série qu’à s’en donner les apparences. C’est avant tout ça, la marque des belles séries de prestige.
Succession de Jesse Armstrong, avec Brian Cox, Jeremy Strong, Kieran Culkin…, diffusée aux États-Unis sur HBO et disponible en France sur OCS (saison 2 déjà commandée)