En 2014, André Bescond secouait le petit monde du théâtre français. Avec Les Chatouilles (ou la danse de la colère), co-écrit avec le comédien et metteur en scène (et accessoirement son mari) Éric Métayer, l’actrice et danseuse revenait sur sa jeunesse traumatisée et racontait les viols qu’elle subissait de la part d’un des meilleurs amis de sa famille. Après quasiment trois ans de représentations à guichets fermés et le Molière du seul en scène reçu en 2016, le duo décidait d’adapter leur création sur le grand écran, toujours à quatre mains.
Les Chatouilles changent donc radicalement de forme puisque le seul en scène devient un film à gros casting, regroupant pêle-mêle Karin Viard, Clovis Cornillac, le rappeur Gringe, Ariane Ascaride, et surtout Pierre Deladonchamps (terrifiant dans sa capacité à rendre douce la terreur monstrueuse de son personnage) dans le rôle de Gilbert Miguié, l’agresseur sexuel de la petite Odette, incarnée par la jeune Cyrille Mairesse à l’âge de 8 ans, et par Bescond elle-même à l’âge adulte. Les deux œuvres retracent cependant le même parcours, celui de la difficile reconstruction d’une jeune femme dans un monde où la parole des enfants est étouffée, notamment ici dans une relation destructrice avec une mère qui semble constamment incapable d’avoir la bonne réaction face aux souffrances de sa fille.
Le passage des planches à la salle obscure aurait pu se faire au détriment de la force du propos, et s’enfermer dans le film à thèse édifiant que l’on souffrirait dans les larmes en cherchant encore la moindre trace de cinéma là-dedans. Sauf qu’Andréa Bescond a parfaitement compris que, fût-elle déchirante et importante à raconter, une histoire seule ne fait pas un film. Et plus encore que par les mots et les gestes, c’est par la construction de son film qu’elle parvient à faire entr’apercevoir à son spectateur l’ampleur du traumatisme qu’elle doit gérer depuis plus de 30 ans désormais.
Les Chatouilles n’épargne rien, mais sait toujours comment montrer les choses parce que le film est entièrement construit autour du trauma d’Odette (le cygne blanc sacrifié du Lac des Cygnes, image morbide constamment invoquée dans le film). D’abord particulièrement fouillis, le film voyage constamment entre passé et présent, entre l’Odette de 8 ans et celle de 38. Ballotté entre les histoires, les rêves, les fantasmes de l’héroïne, le spectateur suit son parcours en thérapie navigant d’un univers à l’autre, Bescond et Métayer utilisant notamment tous les artifices de montage possible pour nous égarer dans notre quête de compréhension.
Un film entièrement construit autour du traumatisme et son chaos
Odette est un personnage difficile à saisir et à comprendre parce qu’elle-même, avant tout, a du mal à se comprendre. Soit elle ne cherche pas à comprendre, soit elle ne sait pas comment se raconter. Ce sont avant tout ses sentiments qui animent ce film-thérapie dans lequel Bescond essaie de libérer un traumatisme tellement étouffé qu’elle a fini par l’intégrer à sa propre vie au point de ne plus faire la part des choses. La tentative souffre parfois de quelques possibles maladresses (et encore), mais a le mérite de donner un objet filmique aussi puissant qu’intrigant esthétiquement.
Oscillant sans cesse entre le rire, les larmes et la danse, Les Chatouilles est une œuvre extrêmement forte parce qu’elle sait embrasser le pathos qui repose inévitablement sur une histoire aussi tragique. L’histoire d’Odette n’épargne rien ni personne dans son entourage. Ses échanges avec sa mère sont d’une rudesse et d’une violence jamais édulcorées, Karin Viard tenant à merveille le rôle d’une femme oscillant entre le déni et le désir presque volontaire de punir sa fille d’avoir ruiné la vie de leur communauté. Ils n’en contrastent que plus avec les échanges d’Odette avec son père, un homme d’une infinie douceur et compassion donnant à Clovis Cornillac le meilleur rôle de sa carrière (et de très très très loin). Le reste du casting est du même acabit, offrant au passage quelques scènes de thérapie magnifique entre Andréa Bescond et sa psy interprétée par Carole Franck.
On pourrait recroqueviller l’impact de ces Chatouilles en le qualifiant de film utile. Il le sera peut-être, mais ce ne serait pas rendre hommage à un film que l’on prend comme un tir de roquette en pleine gueule. Défilant à un rythme de mitraillette, ce ballet de rage aussi bien de vie que de mort, emportant l’ensemble du public de la salle Debussy dans une longue standing ovation de près d’un quart d’heure, bien mérité. À coup sûr, on réentendra parler des Chatouilles dans les mois qui viennent, peut-être jusqu’aux prochains César. Mais au-delà de ces petites considérations, on se réjouira de voir débarquer sur les écrans un film qui comme rarement dans le cinéma français, aura su trouver les mots et les images pour exprimer un traumatisme si déchirant.
Les Chatouilles de et avec Andréa Bescond et Éric Métayer, avec également Pierre Deladonchamps, Karin Viard, Clovis Cornillac, sortie en salles le 26 septembre