On a vu beaucoup de films évoquer le cinéma ou lui rendre hommage en tant qu’art, voire en tant qu’objet de fascination. C’est vrai. Mes Provinciales pourrait bien s’apparenter à cette famille de films, si seulement il ne parlait pas de quelque chose de bien plus fragile, de bien plus séminal que très peu de cinéastes ont un jour abordé. Quelque chose de l’ordre de l’avant-cinéma, de ce désir brûlant qui étreint quelques jeunes âmes égarées pour ne plus les lâcher — et à travers celle d’Étienne, c’est tout un monde qui s’ouvre à nous. Venu de province jusqu’à Paris pour y étudier à la prestigieuse école de la FEMIS dans les années 90, Jean-Paul Civeyrac s’est inspiré de ses propres souvenirs pour Mes Provinciales, une ode poétique à la jeunesse et au cinéma d’une justesse extrêmement rare.
Un geste purement romantique
Étienne — magistralement incarné par Andranic Manet — est un jeune cinéphile s’apprêtant à déménager dans la capitale pour s’inscrire en fac de cinéma. D’emblée il incarne le double rajeuni du cinéaste qui ne le quittera plus des yeux : lui, grand dadais aux longs cheveux bruns et à la démarche hésitante, déambulant seul dans les rues de la capitale, n’ayant qu’un désir en tête — celui de devenir à son tour un cinéaste. Étienne est un rêveur qui veut dire, crier, raconter des choses à travers le cinéma et Jean-Paul Civeyrac filme la naissance de ce désir suprême dans toute son ébullition, ses confrontations, ses déceptions ou ses doutes. Que faire lorsqu’on cultive un tel rêve ? On vit, on apprend. Au-delà de tout ce background cinématographique, Mes Provinciales est d’abord un récit d’apprentissage de tous les instants — en témoigne son titre anglais, A Paris Education. Le film se construit comme un jeu de chaises musicales où vont et viennent ceux qui croiseront la vie d’Étienne à la fac ou dans la colocation qu’il partage, qu’ils soient des amis, des collègues ou des amours. Il prend pour base cette vie nouvelle (un déménagement loin des parents, vers l’inconnu) puis cette intense passion cinéphile pour créer des liens, des connexions entre ces personnages qui apparaissent autour d’Étienne puis s’évanouissent au fil du temps, comme des fantômes. On se rappelle d’ailleurs un des premiers films du cinéaste, Fantômes, déjà hanté par ces concepts d’apparitions et de disparitions.
Ce qui frappe, c’est aussi à quel point le cinéma est omniprésent dans Mes Provinciales. Pourtant la majeure partie du film nous montre autre chose : Civeyrac ne se cantonne jamais à filmer un bête parcours étudiant car il sait qu’en se substituant aux yeux d’Étienne, il charge tout son film des obsessions du personnage. Il y a bien quelque chose de l’ordre du fantasme dans Mes Provinciales puisqu’il s’agit, en effet, bien plus d’un geste purement romantique que d’une démonstration réaliste (et c’est tant mieux), où le cinéma peut encore faire l’objet de polémiques ou d’insultes entre élèves et où chacun fait puis montre ses petits films dans son coin. Les rapports d’amitié et de rivalité entre apprentis cinéastes y sont montrés avec éloquence, dans un microcosme (Étienne, ses deux grands amis puis les autres) de cinéphiles « purs et durs » qui espèrent de toute leur âme pouvoir un jour révolutionner le cinéma, à l’image des Maîtres qu’ils vénèrent.
La fascination, c’est ce que l’on ressent en premier dans le regard d’Étienne. Il est d’abord perdu et passif dans un univers qui n’est pas le sien, puis se heurte ensuite aux rencontres décisives qui perturberont sa perception de la vie — et donc du cinéma — comme lorsqu’il se confronte à Mathias, un esthète charismatique qui deviendra son modèle, à tort ou à raison. Il y a bien la passion du cinéma (qui prend ici une forme quasi-religieuse) mais il y a aussi les femmes, les provinciales du titre qui sont peut-être le véritable objet du désir d’Étienne à tel point qu’elles lui échappent toutes.
Ce qui est sublime dans Mes Provinciales, c’est la grande bienveillance avec laquelle Jean-Paul Civeyrac accompagne ses personnages sans jamais les juger une seconde. Ils sont encore en germe, maladroits ou prétentieux mais sont tous habités, à leur manière, par une passion inépuisable. Ceci dit, les mots qu’ils prononcent sont comme des poèmes en prose. Ce langage littéraire éloigne le film d’une certaine idée de réalisme (on pourrait évoquer la ressemblance, au-delà des choix picturaux, avec les derniers films de Garrel) pour privilégier un lyrisme du quotidien, sublimé par une musique classique enveloppant les corps diaphanes des comédiens. La quête de cinéma entreprise par Étienne prend alors la forme d’un voyage initiatique, guidé par un mantra magnifique issu des Lettres luthériennes de Pier Paolo Pasolini. Civeyrac n’hésite pas à questionner l’utilité politique du cinéma dans le monde contemporain, voire à le comparer au militantisme actif lors d’une discussion enflammée.
La grande intelligence du cinéaste est de nous prouver l’impossibilité de comparaison entre ces engagements, tous deux politiques et nécessaires à leur manière. Ce qui est primordial pour Civeyrac, c’est avant tout de créer des passerelles entre les jeunesses du passé et du présent : qu’il s’agisse de la jeunesse révoltée de la fin des années 60 — à une époque où, déjà, la nouvelle génération faisait du cinéma pour changer les choses — ou de celle d’aujourd’hui qui doit mener de nouvelles luttes. Le choix osé du noir et blanc se justifie donc sur la forme comme sur le fond, invoquant les fantômes de la Nouvelle Vague d’une part, puis conférant au film une seconde couche de romanesque avec ces teintes grisâtres et délicates. Puis vient la mise en scène, d’une élégance peu commune. Elle épouse le flux des mots (si bien choisis) et des mouvements avec tact, prenant soin de clore ses séquences par de nobles fondus au noir, allant jusqu’à chapitrer le film afin d’embrasser encore davantage la forme du récit romantique. Aussi, il serait inconcevable de ne pas parler de cette bande de jeunes comédiens prometteurs — pour certains inconnus — qui habitent le film de façon presque magnétique, donnant une chair concrète à son atmosphère pourtant blême (mention spéciale à l’éblouissante Sophie Verbeeck).
On se dit qu’on vient de voir un très grand film
Avec ce film présenté à la Berlinale, Jean-Paul Civeyrac pourrait donc bien avoir franchi un cap dans sa carrière (déjà importante) et connaître son premier vrai succès — largement mérité —, lui qui officie depuis deux décennies en cinéaste confidentiel. Pour finir, il me tient à cœur de dire qu’il se passe quelque chose de très précieux à la fin de Mes Provinciales. Une pure sensation de cinéma, de celles qui nous prennent à la gorge et nous clouent à notre siège le temps du générique. Étienne contemple la vue de son appartement parisien, fenêtre ouverte — une simple vue d’immeubles irradiés de soleil —, la musique démarre à mesure que nous pénétrons lentement cet horizon industriel. Quelque chose se passe, car le désir tout entier d’Étienne se cristallise là, devant lui. Tout d’un coup le seul fait d’observer les murs de Paris nous bouleverse profondément pendant quelques minutes, puis l’on se dit qu’on vient de voir un très grand film.
Mes Provinciales, de Jean-Paul Civeyrac. Avec Andranic Manet, Corentin Fila, Sophie Verbeeck, Gonzague Van Bervesselès. 2h17. Sortie le 18 avril 2018.