Voilà déjà cinq ans que l’on attendait le retour de Pablo Berger sur nos grands écrans, cinq ans que l’on attendait la relève du magnifique Blancanieves, relecture gothique du conte des frères Grimm, à mi-chemin entre films de freaks à la Tod Browning et peinture grinçante de l’aristocratie à la Buñuel. Cinq années qui ont préparé le spectateur à voir débarquer cet Abracadabra, parfaite antithèse du précédent film du cinéaste basque. Aussi bruyant, coloré et exubérant que Blancanieves était muet, expressionniste et élégiaque, Abracadabra revient aux débuts pop et fantasques du réalisateur, dans la veine de son premier long, l’encore trop méconnu Torremolinos 73.
Dans le quartier madrilène de Carabanchel vivent Carmen (Maribel Verdu, qui retrouve Berger après avoir incarné la marâtre cruelle de Blancanieves) et son mari Carlos (l’incontournable Antonio de la Torre, que l’on retrouve en salles quelques mois après le remarqué Que Dios nos perdone). La vie dysfonctionnelle du couple est rythmée par les coups de sang du colérique et jaloux Carlos, goujat incapable de parler à quelqu’un sans lui sauter à la gorge et indécrottable supporter du Real. Au cours d’un mariage familial, Carlos se porte volontaire pour devenir le cobaye d’une séance d’hypnose tout ce qu’il y a de plus amateur orchestrée par Pepe (José Mota), le cousin de Carmen. Sauf qu’à partir de là, le bouillant Carlos change du tout au tout et devient le plus aimant des maris et le plus attentionné des pères. Avec l’aide de Pepe et d’un étrange expert en hypnose, Carmen va essayer de découvrir les raisons de ce brusque changement de personnalité.
Conçu selon les mots de son réalisateur comme une expérience hypnotique à part entière, Abracadabra est un film dans lequel il faut s’abandonner afin d’en apprécier tous les détours. Foutraque et saturé de motifs, le film est un vrai pot-pourri de genres, nous emmenant fier de son fait de la comédie sociale à l’horreur gothique (à travers une séquence de maison hantée absolument hilarante) en passant par la science-fiction mentale. Rarement un film n’aura résumé en une centaine de minutes la vitalité du cinéma hispanique contemporain : on pense à Almodovar des années 90, on pense bien sûr à Alex de la Iglesia, compagnon de route et ami d’adolescence de Berger (les deux hommes partagent au passage le même chef opérateur, Kiko de la Rica), mais aussi au Buñuel période américaine, le cinéaste revendiquant notamment l’influence de La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz pour expliquer le sens du fétichisme et du symbolisme exacerbé (les papillons et libellules, mais aussi les crucifix, omniprésents dans l’œuvre de Berger, fortement imprégné du toujours influent catholicisme espagnol).
Mais Abracadabra n’est pas qu’un simple patchwork d’idées et de références : c’est surtout un objet filmique irradiant de joie et de malice, peut-être un peu futile, mais jamais effrayé par sa propre grandiloquence. À coup sûr, le film ne sera pas aussi marquant que Blancanieves, plus ample, plus ambitieux, probablement plus maîtrisé et plus étiqueté « grande œuvre ». Abracadabra reste un film modeste et populaire, une petite comédie oscillant entre amour sincère et distanciation comique quant à nos croyances surnaturelles. Succès critique de l’autre côté des Pyrénées (où il fut nommé huit fois aux Goya, sans en remporter aucun au final), le film aura sans doute plus de mal à trouver son public ici.
Deux figures en miroir de la toxicité masculine
La principale réussite d’Abracadabra n’a cependant rien de stylistique ni même de thématique, bien qu’on détecte rapidement en quoi il s’inscrit parfaitement dans la continuité des deux premiers films de Pablo Berger. La grande force du film réside dans la manière dont les glissements de genre cinématographique du film entraînent un autre glissement, de sens celui-ci, vers le véritable centre d’intérêt du film. Car au final, Abracadabra est un film moins sur Carlos que sur Carmen. En construisant en miroir deux figures de la masculinité toxique du macho espagnol (qui n’est pas une exception propre au pays de Cervantès et de Sergio Ramos, qu’on s’entende bien), Pablo Berger brosse surtout le portrait d’une femme qui se reconnecte peu à peu à ses désirs et à sa propre féminité. Carmen réapprend à être femme et non plus mère ou épouse, victime plus ou moins consentante d’une situation qu’elle cherchera avant tout à régler pour elle-même.
D’abord film d’hypnose, Abracadabra devient un polar d’exorcisme (le clin d’œil assez grotesque au Tubular Bells de Mike Oldfield est tout sauf innocent) avant de se transformer lentement en œuvre d’apprentissage et d’émancipation féminine. Le « fantôme » que Carmen veut chasser, ce n’est pas seulement celui qui occupe le corps de son mari, mais celui construit par la société espagnole au fil de décennies de normes sociales. Le meilleur tour de passe-passe d’Abracadabra, ça reste avant tout celui-là.
Abracadabra de Pablo Berger, avec Maribel Verdù, Antonio de la Torre, Josep Maria Pou…, en salles le 4 avril.