Moi, Tonya : un film d’Amérique

Pendant près de quinze jours, tous les yeux étaient rivés sur la Corée du Sud et plus précisément sur la petite ville de Pyeongchang à l’occasion des XXIIIes Jeux olympiques d’hiver. Épreuve phare s’il en est, le patinage artistique a subi un destin tout particulier. La compétition se déroulant habituellement l’après-midi voire en soirée est déplacée au matin afin de contenter NBC, le plus gros diffuseur des olympiades. L’objectif clair et annoncé de la chaîne est de permettre aux habitant.e.s du pays de l’Oncle Sam de profiter au mieux de l’une des disciplines les plus suivies. Pourtant, malgré cet engouement pour Yuzuru Hanyū, Mirai Nagasu et la prodige Alina Zagitova, ou malgré le souci vestimentaire de Gabriella Papadakis durant le programme court de danse sur glace : rien n’a été comparable au début d’année 1994 avec en point d’orgue les Jeux olympiques de Lillehammer (Norvège). Cette année 1994, c’était celle de Tonya Harding et Nancy Kerrigan.

À travers ce film biographique corrosif et désinvolte sur la patineuse artistique, c’est un portrait au vitriol de l’Amérique qui est dépeint…

Après Une fiancée pas comme les autres (2007) avec Ryan Gosling ou encore Fright Night (2011) remake de Vampire, vous avez dit vampire ? (Tom Holland, 1985), l’Australien Craig Gillepsie s’est emparé de cette histoire incroyable pour la transposer à l’écran avec l’aide du scénariste Steven Rogers. Cependant, plus que de s’attarder sur l’incident du 6 janvier 1994 dont a été victime Nancy Kerrigan (Catlin Carver), le film se focalise, comme son titre l’indique, sur la vie de Tonya Harding (intemporelle Margot Robbie, qui produit aussi le film). À travers ce film biographique corrosif et désinvolte sur la patineuse artistique, c’est un portrait au vitriol de l’Amérique qui est dépeint à l’instar du Foxcatcher de Bennett Miller (2014).

Si de coutume, les films autobiographiques (biopics) s’ouvrent avec un carton « basé sur des faits réels », Moi, Tonya prend d’emblée le contrepied puisque c’est un carton équivoque qui lance le film : « basé sur de véritables entretiens, librement ironiques et complètement contradictoires de Tonya Harding et Jeff Gillooly ». Ces entretiens seront essentiels à la narration du film, ils la rythment. Mais surtout, ils participeront de cette confusion inhérente à tous les événements évoqués. Se succèderont ainsi les dires de Tonya, son ancien mari Jeff Gillooly (Sebastian Stan), sa mère LaVona Harding (incroyable Allison Janney), son entraîneuse Diane Rawlinson (Julianne Nicholson), son ancien garde du corps Shawn Eckhardt (Paul Walter Hauser) et le producteur de télévision Martin Maddox (Bobby Cannavale). Autant de dires que de fragments différents d’une vie sans cesse à appréhender, à recomposer et évidemment, à prendre avec des pincettes. « Chacun a sa vérité à lui » rappelle Tonya. Et cela est d’autant plus vrai lorsque le personnage de Margot Robbie n’hésite pas à briser le quatrième mur à de multiples reprises pour rectifier certains événements racontés (procédé récurrent chez le personnage « robbien » : Le loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013) et surtout la scène de la baignoire dans The Big Short : Le casse du siècle (Adam McKay, 2015)). L’histoire de Tonya appartient ainsi autant à elle-même qu’à sa famille, son ancien mari, ses proches que l’opinion publique de manière plus élargie.

Et comment en aurait-il pu être autrement tant l’enfance (au sens large) de Tonya est une enfance menée par le désir de réussite d’une mère prête aux pires atrocités afin que sa progéniture se rapproche de la perfection. Et même atteinte, cette perfection, comme dans Black Swan (Darren Aronofsky, 2010), demeurerait insuffisante. Nous comprenons bien rapidement qu’il n’est pas question de dépassement de soi ou d’atteinte d’un idéal pour LaVona mais davantage d’un jeu malsain et d’une revanche sur une condition sociale qui entrave tout : bonheur, argent, réussite, etc.

Car oui, c’est en cela que Moi, Tonya est un grand film. Il envisage le destin d’une femme (Tonya) non plus comme l’usé american dream, mais comme une énième ségrégation (ici basée sur l’argent et la provenance sociale). Son triple axel, saut considéré le plus complexe du patinage artistique, qu’elle est alors l’une des premières au monde à réussir en compétition officielle (la deuxième après la Japonaise Midori Ito) n’y changera rien. Sa condition détermine tout. Elle est une énième victime d’un déterministe social récurrent de nos sociétés. Lorsqu’elle invective les juges, ils lui rappellent que c’est une histoire de représentation, plus tard, on lui rappellera qu’elle représente (encore une fois ce terme) un pays, et pas n’importe lequel.

America. They want someone to love, they want someone to hate.

Malheureusement pour elle, malgré ses qualités techniques, elle ne dispose pas de l’habitus (au sens où Pierre Bourdieu l’entend) lui permettant de rapporter toutes les compétitions auxquelles elle participe. Sa posture considérée comme « non féminine », ses programmes sur ZZ Top (« Sleeping Bag » (1985)), ses costumes qu’elle crée elle-même détonnent et la handicapent face à ses adversaires rompues à ce(s) jeu(x) d’apparence(s), vêtues de tenues évaluées à plusieurs centaines (voire milliers) de dollars et patinant sur des classiques musicaux. Elle décide alors de licencier son entraîneuse de toujours Diane et d’embaucher Dody Teachman (Bojana Novakovic) pour les Jeux olympiques d’Albertville (France) de 1992, elle rentre alors un peu plus dans le moule, mais échoue à la quatrième place. Retour à la case départ.

Pourtant, le destin semble enfin lui sourire, le Comité International Olympique (CIO) décide de différencier les olympiades d’été de celles d’hiver. Pour cela, les olympiades d’hiver se dérouleront en 1994 soit deux ans seulement après Albertville contre quatre habituellement afin de créer un décalage entre JO d’hiver et JO d’été. Diane, son entraîneuse et quasi-mère de substitution la rejoint à son travail (Tonya est alors serveuse) et la convainc de reprendre la compétition. L’opportunité d’une médaille olympique ne se représentera peut-être plus, Tonya accepte le défi avec pour objectif de monter sur le podium à Lillehammer. Malencontreusement, le cercle vicieux reprend alors : elle est de nouveau humiliée, insultée, frappée, détestée. Toutefois, Tonya a du répondant et ne se laisse pas abattre : elle continue de suivre son rêve et de s’entraîner. Là réside sans doute tout le cynisme de notre société, si nous sommes bien victimes de ségrégation (sous de multiples formes), l’espoir nous est laissé de rêver de lendemains qui chantent et qui pourtant, n’arriveront jamais… Et pour cause, chaque fois que Tonya prend son envol, elle est ramenée à une réalité qu’elle ne connaît que trop bien et qui sans cesse lui rappelle d’où elle vient et les sacrifices entrevus pour in fine ne pas être jugée de façon égale aux autres. Pire, elle se retrouvera empêtrée à « son insu » dans l’histoire qui la rendra mondialement célèbre, quelques mois avant une autre histoire célèbre, celle d’un joueur de football américain noir…

Une histoire d’Amérique oui, mais une histoire de cinéma surtout.

Dans ce jeu noir entre fiction et documentaire (si tant est que les deux furent une fois distincts dans l’histoire du cinéma) aux allures de télé-réalité, Moi, Tonya réussit à questionner les États-Unis d’Amérique dans ses multiples incohérences et dérives. Au sein de ce pays où l’image a autant d’importance : les jeux de représentation et de mise en scène sont prépondérants rappelant à chacun-e l’absolue nécessité de confronter les regards et les témoignages afin de faire rentrer l’histoire dans l’Histoire. Une histoire d’Amérique oui, mais une histoire de cinéma surtout.

Moi, Tonya, de Craig Gillepsie avec Margot Robbie, Sebastian Stan, Allison Janney et Julianne Nicholson. 2h01. Actuellement en salles.

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