L’Usine de Rien : Ensemble nous sommes de la dynamite [Entretien]

Il y a quelques jours on retrouvait Pedro Pinho, réalisateur du film collectif L’Usine de rien, au cœur du quartier de la Goutte d’Or : une des dernières zones encore un peu ouvrière de la ville de Paris. On a voulu évoquer son dernier film avec lui.

Tourner sans attendre les subventions de l’État.

À l’origine de L’Usine de rien se trouve le « collectif » Terratreme dont vous faites partie. Pouvez-vous raconter sa naissance ? Quels sont ses objectifs ?

On a créé cette boite de production qui fonctionne comme une coopérative. Lorsque l’on a quitté notre école, on a voulu commencer à travailler. On ne voulait pas être dépendants des grands producteurs ou attendre d’avoir de gros moyens. On a profité de l’arrivée du numérique qui a démocratisé la possibilité de faire des films. On avait des amis qui savaient faire des images, de la production, du montage et donc on s’est réuni pour faire une base d’entraide. Faire nos propres projets, avec des petits budgets. Tourner sans attendre les subventions de l’État.

On a choisi de nommer cette coopérative en hommage au film La Terre Tremble de Luchino Visconti, où un groupe de pêcheurs achète un bateau. On a voulu faire de même : prendre le contrôle sur les moyens de production. On a commencé à six, mais depuis Terratreme a grandit, on travaille avec une dizaine de réalisateurs. Cependant, on fait attention à garder l’autonomie de production des origines : c’est-à-dire que le réalisateur fait partie de la conception du mode de production et doit trouver son propre budget, qui est toujours transparent. Les réalisateurs sont invités à faire attention aux dépenses. Ce sont là les caractéristiques de Terratreme.

La majorité d’entre nous a commencé par le documentaire. Au Portugal, on nous regarde comme un groupe qui fait un cinéma avec un engagement très fort vis-à-vis de la réalité.

Comment est venue l’idée de L’Usine de rien ?

En fait, on a commencé à collaborer avec un vieux metteur en scène de théâtre, Jorge Silva Mello, qui voulait adapter l’une de ses pièces au cinéma, elle s’appelait : L’Usine de rien (2005). On a commencé à travailler avec lui, on a eu une subvention et j’ai commencé à travailler sur le texte original. Jorge Silva Mello a eu des problèmes personnels qui l’ont poussé à quitter le projet. Le projet était déjà bien commencé et donc on a cherché une solution. On s’est dit qu’il serait bien de se réunir pour le processus d’écriture puis à la fin que je sois responsable de la réalisation. On a commencé à faire des recherches, on a fait un casting auprès des ouvriers. Et à partir de leurs histoires, on a terminé le scénario.

l’histoire d’ouvriers qui prenaient le pouvoir sur leur usine

Peux-tu évoquer l’histoire de l’usine qui vous a servi comme décors ?

Oui, c’est une histoire un peu à part. C’est un lieu qu’on a trouvé par pur hasard. C’était une coïncidence heureuse, car on avait du mal à trouver une usine qui accepte l’histoire qu’on voulait raconter. Il s’agissait de l’histoire d’ouvriers qui prenaient le pouvoir sur leur usine : ce qui gênait les administrations des usines que l’on a contactées. On est tombé sur une petite usine, qui a été très sympa avec nous, ce qui n’était pas le cas jusque là. Nous avons eu une réunion avec l’administrateur de l’usine et après lui avoir exposé notre projet il nous a dit que c’était exactement l’histoire de son usine. À la suite de la révolution des œillets, les propriétaires américains de l’usine ont eu peur. Les ouvriers de l’époque ont décidé de reprendre en main leur usine. Les anciens propriétaires ont cédé l’entreprise pour un dollar symbolique. Les ouvriers ont donc géré l’usine de 1975 à 2016. Pendant 41 ans : quand on a commencé à tourner, ils étaient encore en production. On était très content de rencontrer des ouvriers qui correspondaient à notre histoire. Et eux étaient très contents de nous avoir, car cela leur permettait de sortir de l’anonymat. Ils nous ont donné carte blanche, on a pu filmer partout dans l’usine. Ensuite, on a profité de la présence de certains ouvriers pour les utiliser dans le film. Tous les acteurs, pratiquement, sont de vrais ouvriers.

Comment s’est passé le travail avec chacun d’entre eux, professionnels et non professionnels ?

C’était un peu difficile de maîtriser ces rencontres, car il s’agit de méthodes de travail très différentes. Il y a des acteurs professionnels qui ont une technique et qui doivent interpréter et interagir face à une demande très précise. Et les autres avec qui l’on a dû travailler en usant d’une sorte de mémoire affective et d’une spontanéité pour créer les dialogues. On ne donnait pas le scénario aux acteurs, on expliquait chaque jour la scène et puis on organisait un briefing avec chacun des comédiens. Pour dire « voilà, dans cette séquence, tu arrives là, il faut que tu dises ça. » Ensuite, chaque acteur mettait en commun ses propositions et profitait de la surprise de l’autre ou de la confrontation des directions des comédiens qu’on leur proposait. Cela a permis d’installer une fraîcheur, une certaine vraisemblance et d’arriver à un degré de complexité de gestes et de dialogues ou de regards que l’on aurait très difficilement pu écrire. J’aime travailler avec cette matière.

il y avait des gens qui se suicidaient ou victimes de crises cardiaques à cause du stress

Pourquoi avoir entrelacé dans votre film les moments documentaires, d’autres réalistes, puis ces moments de théorie politique et enfin la comédie musicale ?

En fait, il faut comprendre la situation du Portugal en ce moment pour répondre à cette question. C’est une situation très calamiteuse. À l’époque où nous tournions, tout le monde était touché, d’une façon ou d’une autre, par la crise économique et sociale. Il y avait un nuage noir au-dessus de notre tête qui poussait à un sentiment généralisé d’impuissance, de frustration, d’humiliation. Il faut savoir qu’il y avait un discours très présent dans les médias, dans l’espace public, de culpabilisation des peuples du sud par rapport à ce qui était en train de se passer. Un système de pensée qui visait ceux qui, depuis 40 ans travaillaient dur, sans pouvoir dépenser de façon excessive, sans avoir d’argent, pour donner à manger à leurs mômes, pour permettre a leurs enfants d’aller à l’école. Le discours dominant les rendait responsables de la merde créée une dizaine d’années avant par les banques et les marchés financiers.

On ne savait pas trop réagir à ça. Depuis les années 90, la pensée anti-capitaliste est orpheline. L’idée d’alternatives est une chose très difficile à envisager aujourd’hui. On ne savait pas trop comment contrer cette attaque idéologique de la Troïka et du gouvernement portugais. Les gens étaient vraiment perdus. Quand on a commencé à discuter avec les ouvriers, la situation était catastrophique : il y avait des gens qui décédaient, il y avait des gens qui se suicidaient, qui avaient des crises cardiaques suite au stress, c’était la folie. C’était un tiers de la population qui était dans cette situation, cela affectait vraiment la vie des gens. Quand on est entré en contact avec eux, on s’est dit que cela serait une trahison si l’on n’évoquait pas ça. On voulait utiliser l’énergie qui s’en dégageait pour le film.

Les problèmes qu’ils rencontraient n’étaient pas seulement leur problème, mais le problème de tous. Cela rebondissait aussi sur nos questions. Donc il fallait trouver un moyen pour que le film aborde le problème de façon plus vaste. On s’est donc dit qu’il fallait qu’on apparaisse dans le film. On a eu l’idée d’une sorte de cœur grec. Il tente de réfléchir sur ce qui arrive aux personnages, qui analyse la situation en terme très clair, qui utilise l’héritage politique et philosophique pour comprendre ce qui est en train de se passer. C’est pour ça, par rapport à la gravité de la situation, qu’il fallait trouver un moyen pour faire passer les différents registres, les différentes visions. Voilà pourquoi on a décidé de voyager à travers différents genres : le documentaire, le film réaliste, la comédie musicale. Et puis on a trouvé cette structure et ce personnage interprété par Daniele Incalcaterra (un personnage qui évolue entre les différents genres de l’histoire, entre le cinéaste et le journaliste NDLR), il nous a permis de créer une place dans le film pour nous. Cela permettait de réfléchir à notre place au milieu des ouvriers. Et puis on voulait en profiter pour parodier notre place.

Outre le point culminant du film en comédie musicale, il y a également une séquence marquante qui se déroule lors d’un concert punk. En quoi cette musique est-elle pour vous importante dans le processus créatif du film ?

Le punk est la musique de ma génération, à la fin de mon adolescence j’étais dans le milieu punk, partout, j’allais aux concerts et je vivais dans des squats. Et puis lorsqu’on était en train d’écrire le film, nous sommes, par hasard, allés à un concert de The Fall, groupe mythique, post punk. Il n’y avait que des vieux, c’est-à-dire des gens de mon âge (Plus ou moins 40 ans NDLR). Et l’on a trouvé ça très beau, car quelque part ça appartient à une génération : la guitare électrique, le bruit. La nôtre. Et donc on a voulu garder ça dans le film. Après on a voulu faire un film musical, sans pour autant être toujours une comédie musicale. Même si cela arrive, on ne voulait pas qu’ils se mettent toujours à chanter. Alors on a décidé de faire de Zé, un chanteur de groupe punk. Cela permettait de fusionner la réalité ouvrière à notre propre réalité. On avait trouvé un champ commun. Le personnage de Zé est un jeune ouvrier de la banlieue, qui est chanteur et à un groupe punk. C’est mon univers, qui s’entrelace avec l’univers ouvrier. C’est le groupe d’un ami que l’on voit dans le film.

Je viens de voir Loveless, je sors du film et je me dis « mais putain, je vais me tuer ! »

Il y a une volonté de rendre L’Usine de rien assez ludique et il n’y a pas de misérabilisme. Il n’y a pas de volonté de chercher à plaindre les ouvriers, à montrer que tout va mal. Un fatalisme trop souvent présent lorsque le cinéma décrit le monde ouvrier. Comment expliquez-vous qu’un des pays perçus comme un des plus pauvres d’Europe produit un cinéma aussi optimiste ?

Oui, j’aime beaucoup cette idée, d’un point de vue politique philosophique, ce paradoxe d’être pessimiste dans la théorie, mais optimiste dans la pratique. Je n’aime pas ce courant en ce moment trop à la mode, d’un cinéma misanthrope qui va chercher les mauvais côtés de l’être humain. C’est vrai qu’il y a un problème, mais pour moi l’intéressant c’est chercher du côté lumineux de l’humanité. Comment dépasser ce problème, et comment trouver les perspectives qui nous éclairent pour se sortir de cette merde que l’on subit là ? Pour moi le cinéma c’est le pouvoir de la fantaisie. On doit profiter de ce pouvoir : si l’on sort du cinéma avec l’envie de se tirer une balle dans la tête, quel est le but ?

Je viens de voir Loveless. C’est incroyable techniquement, il fonctionne très bien. Mais je sors du film et je me dis « mais putain, je vais me tuer ! » ou alors « je vais acheter une Kalachnikov et tuer, ou utiliser un camion et foncer sur 50 personnes ». Je n’ai pas du tout cette approche. Une des choses que l’on peut faire de bien ensemble, c’est de donner de la lumière, de la joie : bien que nous soyons dans une situation désespérée. Le film se termine un peu sur ça, la situation est difficile, c’est très complexe pour se mettre d’accord pour avoir un projet en commun, mais on a déjà ça (une usine autogérée NDLR). On va profiter de ce que l’on a ici, et l’on va faire en sorte que ça marche. Mais j’ai déjà vu des personnes qui m’ont dit un peu le contraire, ils y voient une fin pessimiste parce que la fin est ouverte. Vont ils vont réussir ?

En 2016, en France, François Ruffin a réussi avec son film Merci Patron à rencontrer un succès populaire, notamment chez les victimes du capitalisme financier, en allant projeter son film dans les usines, et dans les universités bien avant la sortie officielle de son film. As-tu opéré de la sorte ?

Non on n’a pas fait ça. Pour moi le cinéma, c’est le cinéma : c’est dans une salle de cinéma. C’est pour ça aussi que je me permets de faire un film de trois heures, c’est fait pour que cela soit vu dans une salle de cinéma, ou les portes sont fermées. Il y a une sorte de kidnapping dans cette expérience, ou les gens sont présents et disponibles pour ta proposition. Si l’on avait décidé de le montrer dans des usines, bah voilà, les personnes n’auraient pas été disponible pour le film, les conditions n’auraient pas été les bonnes. Ce que l’on a fait c’est de s’adresser aux syndicats et il y a eu des soirées organisées, on a fait venir des bus, et des billets pas chers. Ils sont venus un peu, pas beaucoup, mais un peu. Les discussions qu’il y a pu avoir ont fait écho à ce qu’on décrit dans le film.

prendre les armes contre le système qu’impose la troïka

Pourquoi des autruches ?

(rires) C’est un peu par hasard. On avait besoin d’une séquence où Zé et son père sont réunis, après s’être disputé sur le sujet des armes (le père de Zé est un ancien révolutionnaire qui a conservé les armes qu’il a utilisées durant les années 70 contre la dictature de Salazar. Il propose à son fils de les utiliser. De prendre les armes contre le système qu’imposent la troïka et le gouvernement portugais de l’époque – NDLR). On avait proposé un cheval dans la boue. Mais le dresseur avait peur que l’animal se fasse mal, se casse une patte. Or on a trouvé sur l’ile ou l’on tournait un œuf énorme. Il s’agissait d’un œuf d’autruche. Il s’est avéré qu’on tournait sur un ancien élevage d’autruche. Alors on s’est dit qu’il fallait utiliser des autruches. Ce sont des animaux imprévisibles : ils arrivent qu’ils soient très dangereux. Voilà, c’est le hasard de la création.

L’Usine de rien, un film collectif de Terratreme, réalisé par Pedro Pinho avec José Smith Vargas, Carla Galvão, Njamy Sebastião, Joaquim Bichana Martins, Danièle Incalcaterra, Hermínio Amaro, João Santos Lopes. 3h. Sortie le 13 Décembre 2017.

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