Si les films qui maltraitent la musique ou qui en abusent sont légion (une avalanche de notes sirupeuses par plan, au secours), rares sont ceux qui lui font vraiment la part belle. Souffler plus fort que la mer est de ceux-là et montre à merveille la musique en train de se faire. Normal, car c’est le fait d’une musicienne…
Emile Parisien, jazzman notoire parmi les plus doués de sa génération
Rompue à l’exercice du documentaire, Marine Place a l’œil, mais ce qu’on sait moins c’est qu’elle a aussi l’oreille. En toute modestie, sa pratique pianistique s’immisce dans son travail d’investigation du réel. Elle a cependant confié la composition de la bande-son de son premier long-métrage de fiction à Emile Parisien, jazzman notoire parmi les plus doués de sa génération. La balance entre son diégétique (qui fait partie de la narration) et son extradiégétique/hors écran est subtile, et les thèmes pour cette plage abandonnée au large de la Bretagne sont d’une beauté sans chichi (ni chouchou). Une claque en front de mer sans fioriture qui a d’ailleurs raflé cette année le grand prix de la meilleure musique originale au Festival International du Film d’Aubagne.
Et quoi de plus logique pour affronter ce décor côtier qu’un instrument à vent. Marine Place a revu son choix initial en faveur de la clarinette basse ; finalement plus maniable sur le tournage, c’est le saxophone soprano qui l’a emporté. Tel un compagnon de route, celui-ci se substitue à la voix mutique et se fait contrepoint idéal pour les mutineries muettes à expulser pêle-mêle, comme autant de criées à la face de cette prétendue étendue d’eau salée sans fin.
Le scénario joue sur de beaux contrastes, entre solitude nécessaire pour (ré)apprivoiser l’instrument (du grand-père), chercher, composer, et soirées bistrot à chanter à tue-tête. Oui, la musique permet le cocon en solo ou à plusieurs. A l’image de cette île, c’est une bulle qui protège, étouffe mais au final éclate et libère, chrysalide indispensable pour la jeune fille chenille entortillée aux chevilles paternelles. Se résoudre à descendre du mât, car assez de tanguer et de perdre pied. Se faire une raison, plutôt que d’entretenir l’éternelle folie familiale, narrée d’un bout à l’autre de la jetée et trimballée tel un mauvais rêve. Récit initiatique s’il en est, faire le deuil de son soulier marin ; la belle n’a que faire d’un petit ami de jeunesse en passe de devenir un futur mari alcoolique au périmètre limité, aussi loyal et travailleur soit-il… L’homme ne l’entraînera pas (plus) dans son naufrage. Petite sirène deviendra grande et donnera de la voix (et du sax) les pieds ancrés sur le continent…
Entre conte et onirisme, l’idée de submersion flotte et huile la progression de l’intrigue. Cela vient d’un cauchemar d’enfance confié par la réalisatrice, vision de l’intime transformée en œuvre dense et complexe, à la lisière du social et du fantastique. Les moyens de production restreints auront quelque part été salutaires, empêchant le film de sombrer dans des méandres abyssaux et avec juste ce qu’il faut d’effets spéciaux. L’équilibre est là, à tous points de vue, et restitue quelque chose d’une insularité solaire, solidaire, tiraillée malgré tout entre tradition et émancipation. Rite de passage d’une génération en rupture, entre fatalisme, malédiction maritime et surnage familiale, quitter la mer et les siens, savoir les soutenir sans pour autant s’échouer avec eux. Défier l’océan plutôt que revenir dedans. Séparation d’avec la mère oui -celle dont on a fait fi du génie et qui achèvera le sacrifice- ; elle validera l’instrument comme un choix symbolique de vie. Le souffle plutôt que l’angoisse asphyxiante, la respiration plutôt que l’apnée, la terre ferme plutôt que les eaux tumultueuses.
Le mythologique rôde ici et aide à refaire surface. Naïade hantée par les histoires de noyades, Olivia Ross excelle dans ce rôle où l’apprentissage fut tout d’abord hors caméra (vaincre sa peur de l’eau, apprendre à pêcher et à jouer du saxophone, rien que ça). Corinne Masiero y apparaît en Andromède déchaînée -on notera également quelques clins d’œil à sa filmographie (de la détresse crue de Louise Wimmer à la légèreté des Reines du ring). Grand-mère pittoresque, Annie-France Poli est cette pythie moderne et connectée, cultivant l’art du commentaire via la sonnette de vélo quand rien ne va comme sur des roulettes. En somme, voilà une sacrée peinture marine où s’animent plusieurs générations de femmes de tête ; pas de hasard, puisque Agnès Varda ou encore Jane Campion figurent parmi les inspirations de la cinéaste.
Limpide, sans calcul ni calcaire ni calvaire aucun.
Projet amphibien et ambitieux qui mit près d’une décennie à émerger, tourné avec une équipe réduite au possible et un budget sans cesse rogné, Souffler plus fort que la mer a pu sortir la tête de l’eau et voir le jour grâce à la ténacité de sa réalisatrice. Marine Place a en effet su fédérer quelques bonnes volontés nordistes et bretonnes autour de ce frêle esquif -qui aurait pu virer à la galère totale. Mais l’esprit de famille l’a emporté, et le bateau de pêche obstiné est désormais en passe de se muer en navire triomphant. Saluons donc ce tour de force de sortir un premier long-métrage sauvage, contre vents et marées et en plein mois de mai palmé (son premier court-métrage de fiction Rebonds avait d’ailleurs été repéré à Cannes en 1995 et fut maintes fois récompensé). Mais faire un film sur la condition des marins-pêcheurs et plus largement sur la mer quand on s’appelle Marine, on se dit que oui quelque chose était forcément écrit, inscrit en toute logique dans les algues et les algorithmes, et en avant la musique ! Limpide, sans calcul ni calcaire ni calvaire aucun.
Il existe des films simples de prime abord mais qui diffusent après-coup un parfum étrange, entêtant, inquiétant, familier… On ne sait pas si la nostalgie l’emporte ou bien si ça transpire l’atemporalité ou la science-fiction. Bref, Souffler plus fort que la mer est encore une fois de ceux-là. Un petit trésor sous-marin.
Souffler plus fort que la mer, de Marine Place avec Corinne Masiero, Olivia Ross, Annie-France Poli, Aurelien Recoing. 1h25