In Jackson Heights : J’y suis, j’y reste

Contrairement à l’image que l’on retient communément, circonscrite exclusivement à Manhattan, Brooklyn, le Bronx et les luxueuses résidences d’Astoria, New York n’est pas encore entièrement contaminée par l’uniformisation de son tissu urbain. Un village d’irréductibles tient tête à l’envahisseur : Jackson Heights, enclave du Queens caractérisée par son incroyable cosmopolitisme (on y parle près de 170 langues) et pour être l’un des points névralgiques de la communauté LGBT new-yorkaise.

C’est donc aussi le lieu où l’infatigable Frederick Wiseman a choisi de poser sa caméra pour son dernier film. Ceux qui sont familiers de son cinéma (au moins ne serait-ce que d’un de ses films) ne seront pas dépaysés de retrouver la méthode du cinéaste. Avec au compteur plus de quarante longs-métrages, le vétéran reste fidèle à sa méthodologie de laisser infuser son sujet à grand renfort de longues séquences contemplatives. Portrait-fleuve de plus trois heures, succession de tranches de vie juxtaposées les unes aux autres, In Jackson Heights repose sur un montage minimaliste poussant avant tout à éveiller au maximum l’attention du spectateur.

Soucieux de ne pas prémâcher le travail du spectateur, le film se construit selon un jeu de vases communicants. Chacune des séquences qui composent ses 190 minutes forme un réseau de portes d’entrée connectées entre elles par le voyage que choisit de faire celui qui le regarde, reconstruisant à sa manière le sens qu’il veut y injecter. Jamais gratuite, la durée des séquences justifie dès lors que le spectateur les décortique, à l’affût du moindre détail, de la moindre parole qui fait sens et de la subtilité qui fera basculer une discussion ou donner vie à un récit.

Pour comprendre l’ambition première d’In Jackson Heights il faut revenir à un événement fondateur, un drame emblématique. En 1990, vingt-quatre ans avant le tournage du documentaire de Wiseman (rythmé en partie par le parcours de la sélection colombienne à la Coupe du monde 2014), un jeune du Julio Rivera est sauvagement assassiné dans les rues de Jackson Heights. Rivera, âgé de 29 ans à l’époque, fut brutalement abattu à coups de marteau par deux jeunes de 21 et 19 ans, Erik Brown et Esat Bici à cause de son orientation sexuelle, et plus généralement de sa « différence » comme il en ressortit du procès des deux accusés en 1991.

Point de départ de l’un des deux grands axes d’In Jackson Heights, ce drame fit du quartier l’un des centres les plus actifs de la communauté LGBT. Celle-ci est représentée par le volubile et énergique Daniel Dromm, conseiller municipal à l’origine de la Queens Pride, défilé en hommage à Rivera et à tous les gays, lesbiennes, bis et personnes trans new-yorkaises. Éloquent représentant du petit monde de Jackson Heights, l’exemple de la communauté LGBT illustre à merveille comment tout l’univers filmique charrié par Wiseman se sédimente, entre passé et présent. On y croise notamment un groupe de séniors gays qui ne sait pas s’il peut occuper le local de la synagogue du quartier, ou encore deux clientes trans discriminées par un restaurateur du quartier.

Car en plus d’être le portrait d’un monde grouillant dans sa diversité, In Jackson Heights est aussi un grand documentaire d’urbanisme. Un documentaire qui s’articule parfaitement entre le micro et la macro, entre le concret et le technique. Tout cela grâce à la méthode d’observation de Wiseman, complètement effacé dans le rôle du témoin retranscrivant sans fard ni voix off tout ce qui se passe à l’écran. Comprendre comment se structure physiquement un quartier et sa population est rarement apparu aussi limpide. Ouvrant quasiment le film, la séquence de l’association des séniors gays de Jackson Heights est un prodige du genre. Pendant près de vingt minutes, chacun se succède avec ses arguments pour et contre, pour mais… et contre mais…, tissant en arrière-plan une réflexion passionnante et bouleversante sur le sens même d’une communauté.

Une communauté (ou plutôt un ensemble de communautés qui se recoupent) mise à mal, et c’est là le deuxième élan du film, par le mouvement de gentrification galopant qui touche la Grosse Pomme à l’image de toutes les mégapoles mondiales. Cet élan politique, économique et social ne s’exprime jamais aussi fort que lorsqu’il s’incarne dans les enjeux qu’il soulève. Scène après scène, ce sont les racines de toute une économie locale au bord du précipice que l’on découvre. Sans misérabilisme, en se focalisant sur la nécessité de combattre et de s’unir, Wiseman fait passer son message de résistance plus efficacement que toutes les voix off possibles.

De la retraitée qui fait défiler les jours en attente de compagnie en passant par les immigrés retraçant leur parcours et que l’on suit dans leur cheminement vers la nationalité américaine, Wiseman filme un monde en perte de repères et qui se raccroche à un même idéal, celui du New York sur lequel s’est bâti sa légende.

La méthode peut parfois avoir ses revers avec des interventions qui peuvent sembler redondantes, moins pertinentes. Elle peut aussi parfois rebuter dans un final anticlimatique qui peut paraître un peu désarmant et déceptif, surtout pour ceux qui ont choisi d’entendre la petite voix engagée du film. Il n’en demeure pas moins que dans le minimalisme de son dispositif et l’humanisme de ses portraits, In Jackson Heights dresse le tableau joyeux, mais inquiet de la ville la plus fantasmée au monde. Et sans doute un peu conscient de chroniquer un New York dont l’image commence à peu à peu s’estomper.


In Jackson Heights de Frederick Wiseman, États-Unis, 2016, 3 h 10

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