L’Homme irrationnel : Ecce Homo

Avec Blue Jasmine, on pensait Woody Allen à jamais perdu, submergé par sa misanthropie devenue incroyablement toxique avec l’âge, un poison violent, mortel pour son art. L’homme irrationnel confirme ce qu’on avait deviné à la sortie de Magic in the Moonlight : le retour à la vie d’un cinéaste de l’argentique, par la grâce d’une actrice, dont le visage en appelle à l’âge d’or du cinéma muet. Emma Stone, puisqu’il s’agit d’elle, faisait face à un Colin Firth maladivement sceptique, cartésien imperturbable, refusant toute idée du merveilleux. Le tandem qu’ils incarnaient reposait sur la base solide du couple Allenien, la jeune ingénue et l’homme mûr désabusé. Une base qui s’est mise à trembler au court d’une séquence dont on a sans doute encore du mal à saisir l’importance dans le cinéma de Woody Allen. Il aura fallu une scène en effet pour que le programme du cinéaste se voie chamboulé. Sophie Backer, interprétée par Emma Stone, déchaîne alors son courroux sur Stanley Crowford, incarné par un Colin Firth poussé hors champ. À ce moment-là, ce n’est plus un personnage qui s’adresse à un autre, mais bien l’actrice Emma Stone, nouvelle venue dans l’univers du réalisateur, qui se permet de tirer les oreilles du cinéaste. Le scepticisme, la misanthropie ont fait leur temps, il s’agirait peut être d’enfin d’apprécier la vie. Une vie loin d’être parfaite, avec ses trucs et ses mystères ou encore avec ses dés pipés, mais — so what — que pouvons-nous y faire ?

Comment apprécier une vie que l’on ne maitrise pas, quand comme Allen, nous sommes créateurs de notre propre univers ? C’est une des questions importantes qui transpire de la nouvelle œuvre du cinéaste new-yorkais, L’homme Irrationnel. On reprend ici les choses là où Woody Allen les avait laissés. S’il change de personnages, et d’interprète masculin, il garde sa muse (Emma Stone) et surtout conserve les traits de caractère de son mâle idéal. À un détail près : Si le sarcasme, le cynisme et la misanthropie caractérisent notre professeur de philosophie, Abe Lucas, ces traits d’humour si caractéristiques du cinéma de Woody Allen sont loin d’être le fruit logique de la raison du personnage. Au contraire, c’est à travers l’abus d’alcool que le philosophe trouve toujours le cœur à rire. Au contraire de Stanley Crowford, Abe Lucas sait qu’il n’a aucun contrôle sur son environnement, ni sur ses proches et que surtout, il n’y a rien à comprendre en ce monde. L’absurdité du monde, la rend la vie aussi magique que tragique. Qui d’autre que Joachim Phoenix pouvait incarner la métamorphose du mâle Allenien ? Et qui d’autre pouvait lui donner une raison de continuer à vivre, sinon Emma Stone ?

Si la vision de l’homme se transforme assez vite de façon spectaculaire, la vision de la femme — selon Woody Allen — pourrait rester assez conservatrice dans son cinéma. Elle y est la nymphette si chère à Allen (Manhattan) ici plus que jamais séductrice. Cliché du jeu érotique, on assiste une nouvelle fois au rapport élève/professeur, rien de bien nouveau. Le personnage d’Emma Stone, lui-même n’est pas si éloigné de celui qu’elle interprétait dans leur précédente collaboration. Son physique étrange et hors du temps s’adapte à toutes les époques. Après avoir troublé Colin Firth, la voilà de retour et plus conquérante que jamais. Faisant fi de toute coquetterie pour réussir à conquérir Joachim Phoenix. Poly-amoureuse et corruptrice, elle amène le film doucement de la comédie romantique au thriller. Elle se moule dans l’univers de Woody Allen, bien plus prête à suivre son enseignement. Il faudra attendre en fait la toute fin du film pour observer la mutation en cours que subit la vision de la femme chez Woody Allen.

Mais entre temps, il y a eu cette question : comment donner du sens à notre vie dans ce monde absurde ? La réponse nous ramène à notre bestialité, à la guerre, et évidemment de façon très banale, au meurtre. Il y a un dialogue qui passe relativement inaperçu, mais qui pourtant cherche à questionner le spectateur. Une fois encore c’est Emma Stone qui le porte. Si Abe Lucas est si dépressif, dit-elle à son fiancé, c’est qu’il est marqué par la mort de son meilleur ami, dont le corps a été pulvérisé sur le front afghan. Ce qui étonne son petit ami, qui pensait qu’il s’était fait décapiter. À qui cherchera la mort la plus spectaculaire, entre deux baisers. La question n’est pas celle du spectacle, mais de la mort. Samuel Fuller, soutenait a posteriori l’usage de la bombe nucléaire sur Hiroshima en ces termes : ce qui est choquant ce n’est pas la mort de millions de personnes, mais la mort d’une seule personne. Personne ne doit s’arroger le droit d’en tuer une autre. On pourrait coller a L’homme Irrationnel étiquette de film hitchcockien, mais l’on aurait — en partie — bien tort. Alfred Hitchcock cherchait réellement à mettre en scène à l’écran le meurtre parfait, au moins d’un point de vue cinématographique. Tel n’est pas le propos de Woody Allen, qui ne cherche, lui, qu’à se joindre au propos de Fuller, mais qui ajoute : si l’on est capable de plaisanter sur la mort de l’autre, c’est qu’on a déjà en nous la goupille qui pourra nous permettre de le tuer. L’air de rien, toutes ces questions qui taraudent le cinéaste laissent peu de doute sur l’image qu’il souhaite donner de lui au crépuscule de sa vie. Celle d’un bel humaniste, et l’on peut remercier Emma Stone, d’avoir su créer l’électrochoc nécessaire pour nous le rappeler.

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