Les œuvres de Dolan pourraient être autant de manifestes de la communauté LGBT, tant il en explore les problématiques psychologiques en osant des partis pris esthétiques forts jusqu’au magnifique Laurence Anyway. Dans ses Amours imaginaires, Dolan, à nouveau devant et derrière la caméra, décortique le désir sous toutes ses formes : » Francis et Marie, deux amis, tombent amoureux de la même personne. Leur trio va rapidement se transformer en relation malsaine où chacun va tenter d’interpréter à sa manière les mots et gestes de celui qu’il aime… »
Avant toute chose, si vous êtes en lutte avec la compréhension du québécois et lassé des œuvres ultra esthétisantes (n’est pas Wong Kar-Wai qui veut…), FUYEZ. En soi, le pitch est banal, laissant planer le doute sur l’identité sexuelle de Nicolas, angélique tentateur. Les doutes de Francis envers Nicolas sont aussi légitimes que ceux de Marie, même si la tension sexuelle entre cette dernière et Nicolas est plus palpable. Les ambiguïtés s’accumulent mais la certitude persiste qu’il ne se passera rien. Cas ô combien classique d’amour impossible.
Le propos ne semble donc pas tant être la potentielle bisexualité de chacun mais bien le mécanisme complexe et destructeur du désir. Dolan reprend le classique triangle amoureux en l’inscrivant dans l’ouverture sexuelle. On ne saura jamais vraiment si Nicolas est bi ou non, voire homo tout court. Là est toute l’ambiguïté de ce personnage mystérieux, à la fois séducteur, manipulateur et passif. Nicolas, obscur objet du désir apparaît magnifié par l’admiration que lui vouent ses deux amis. Mais son orientation sexuelle ne nous importe guère. Il incarne d’abord un parfait exemple de cristallisation stendhalienne. Sans la vénération de Francis et Marie, Nicolas perd tout intérêt. Oscar Wilde n’écrivait-il pas que « la beauté est dans les yeux de celui qui regarde » ? A cet instant, Francis et Marie perdent partiellement leur statut de victimes du Dom Juan angélique. Francis et Marie aiment l’amour et ils l’aiment follement. Exacerbé par la concurrence qui oppose les prétendants, le désir de ces derniers vire à l’obsession maladive et malsaine. La tragédie de l’amour impossible font d’eux des victimes de leur imagination malgré la persistance du doute planant sur les intentions de Nicolas (son innocence n’est-elle pas feinte ?).
Cette dimension justifie le micro-trottoir illustratif dont on pouvait peiner à voir l’utilité au début. Différents anonymes y exposent leurs déceptions amoureuses, leurs névroses, leurs échecs. Et parmi ces inconnus, j’ai vu mon double troublant : la « stalkeuse », celle qui se tape une fixette au point d’en devenir quasi érotomane. Autant vous dire que ça m’a pas mal refroidi niveau traquage sur internet tant elle m’a fait mal au cœur dans sa détresse. Et pourtant, qui ne l’a pas fait ? Le désir, compulsif et obsessionnel, tente vainement de se justifier. C’est ainsi que l’un des anonymes expose une échelle sociologique de l’homosexualité, comme pour tenter de rationaliser l’irrationnel, confortant ici la fixette de Francis. L’obsession du signe et de la sur-interprétation n’est donc pas l’apanage des femmes, puisque Francis en a toutes les caractéristiques.
Vous l’avez compris, les histoires d’amour tordues chez Dolan, ça me parle. Néanmoins, je ne peux défendre la lourdeur de la forme parfois. Les ralentis en abondance participant à ce style visuel hyper esthétisant ne paraissent pas toujours nécessaires. On comprend bien vite que Dolan se prend pour le fils adoptif de Wong Kar Wai et Godard par sa mise en scène et le choix de couleurs primaires. Mais associer musique classique et éclairage cru, n’est ce pas en faire un peu trop ? On comprend bien vite l’utilisation du bleu, couleur traditionnelle du subversif, comme un signal pour le spectateur « attention, ceci est une scène de cul homo » et le rouge, l’inverse. Mon petit Xavier, je te remercie, sans cela, j’aurais jamais fait la différence entre les deux univers. Malgré cette lourdeur, je ne peux dénigrer la beauté de ces scènes de préliminaires où les corps s’enlacent et s’embrassent sur fond de Bach, comme un acte sacré. Mais là aussi le doute persiste : le vrai amour ne serait-il que platonique ? L’amour charnel, blasé, se trouve ici dépourvu de tout attachement, aveu de l’échec amoureux. En même temps, fasciné par les corps, Dolan filme les hanches de la femme comme personne et bizarrement échoue à rendre la même sensualité par les nuques des hommes. « L’important, c’est la cuillère » dit Marie, comme si le désir des protagonistes et même de tout homme n’était qu’artifice pour cacher la peur de la solitude. Attention, Dolan, c’est aussi le spleen. D’ailleurs, ce spleen sentimental se traduit par une nostalgie des années 60, des costumes vintage – « mais c’est pas parce que c’est vintage que c’est beau », ironique de la part d’un hipster à la Thrift shop attitude assumée – aux couleurs criardes en passant par la BO tout aussi kitsch et jouissive. Ce n’est pas pour rien que Dolan évoque Dalida, James Dean et Audrey Hepburn, icônes de toute une époque révolue. Cet univers visuel combiné au portrait de dieu grec incarné par Nicolas rappelle les explorations du Mépris de Godard. Finalement, Dolan n’invente pas grand chose en pompant la Nouvelle Vague mais il lui rend un bel hommage quand il ne se regarde pas jouer ou filmer.
Dommage que la chute soit aussi plate (oui, je spoile) : les prétendants rivaux unis dans la haine et la déception se trouvent un nouvel Apollon (en même temps, c’est Louis Garrel, hein) redémarrant la spirale sans fin du désir au sein d’un nouveau trio…
Les Amours imaginaires, Xavier Dolan, avec Monia Chokri, Niels Schneider, Xavier Dolan, Canada, 1h35.