R, l’inhumaine condition

L’incarcération est comme une expulsion de la vie vers un autre monde, un entre-monde de morts-vivants ou d’hommes-machines, « un empire dans un empire ». La prison réduit la dimension de l’existence en la confiant aux mains d’autres hommes, et fait du corps l’objet d’un sacrifice expiatoire… R, premier film de Tobias Lindhom, raconte avec force et justesse la transformation de l’homme trahi par sa conscience.  Incapable d’user de sa liberté pour respecter la Loi, il s’est condamné à la captivité, ce lieu qui vous livre à la cruauté de ceux qui ont tout perdu.

Auteur du magnifique Hijacking sorti en 2013, mais aussi scénariste de Submarino ou de la série Borgen,  Tobias Lindholm se spécialise dans la psychologie de l’homme en détresse, et du type de ressources qu’il est capable de déployer en ultime recours. Il analyse l’idée d’instinct de survie lorsqu’il s’agit d’affirmer sa subjectivité en tant qu’être soumis, asservi ou enfermé. Que reste-il de l’Homme dans l’humain captif, violenté, et perpétuellement menacé dans son intégrité physique ? Combien d’entre nous seraient capables de développer – ne serait-ce que très partiellement – la résilience d’un Mandela ? L’homme ne serait-il pas, comme l’affirmait Hobbes, un loup pour l’homme, capable des pires atrocités envers ses semblables pour préserver ses intérêts ?

On ne connaît pas précisément le crime dont Rune, dit R, s’est rendu coupable. On comprend seulement que le meurtre  qu’il a commis l’a amené à se retrouver en quartier de haute sécurité, avec des détenus plus dangereux et violents les uns que les autres. D’emblée déshabillé, mis à nu comme un nouveau-né, R doit réapprendre à respirer, à se nourrir, et à se protéger. Rien n’est plus pareil, et ce dans une radicalité absolue. La loi extérieure qu’il n’a pas respectée l’oblige à en accepter une nouvelle, qui se trouve être une plus ancienne en vérité, celle de la jungle du milieu carcéral.

A l’instar de ce qui se joue dans Le Prophète, auquel on se peut s’empêcher de faire référence,  R montre à la perfection que la peur aveugle du détenu jeté dans la fosse aux lions sans aucun moyen de défense, associée à sa naïveté, lui donne des forces que les autres n’ont plus. Mais la vision cynique des relations entre criminels confère à ces images un réalisme sombre et cru. L’absence totale d’artifices – scénaristiques notamment – nous éloigne complètement de l’esthétisation de l’enfermement rendue par la caméra d’Audiard.  

Le jeu de Pilou Asbaek n’a d’égal que l’intensité qu’il donne progressivement à son personnage. On est séduits, puis profondément touchés, par l’humanité fragile et vacillante qui s’exprime dans ses regards, ses gestes, ses mouvements. On le suit pas à pas, on retient sa respiration avec lui, on adhère à son combat comme s’il en allait de notre propre survie. A chaque obstacle qu’il surmonte, on s’interroge avec lui : quelle part d’existence serions-nous prêts à risquer ou à sacrifier pour survivre ?

R, Tobias Lindhom, avec  Pilou Asbaek, Dulfi Al-Jabouri, Roland Moller, Danemark,1h39 (2010).

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5 thoughts on “R, l’inhumaine condition

  1. Bonjour Eve, j’ai beaucoup apprécié ce film noir dans lequel l’espoir est absent. J’ai été frappée par la fin tragique de Rune sensiblement avant que le film se termine, ce n’est pas courant. Bonne fin d’après-midi.

  2. Moi aussi j’ai beaucoup aimé le film, et les deux dernières images sont les plus belles du film. Puis, le titre R, c’est Rune, mais c’est aussi l’initiale de Rashid, je trouvais ça interessant. Enfin bon, j’ai une question, et pas grand monde n’a vu ce film dans mon entourage (personne en fait). Donc je la pose sur mon site de critique préféré. [spoiler alert, si qqn lis ça par hasard] : Pourquoi est ce que Rune et Rashid se donnent l’argent en main propre, mais font passer la drogue par l’évacuation des toilettes ? Y a t’il une fouille avant d’aller au travail ? Et ma deuxième question du même ordre : pourquoi est ce que Rashid « cache » la drogue, si c’est pour la « rejeter » une fois dans sa chambre ? Quel est alors l’intérêt de cacher la drogue, si il n’y a pas de fouille entre temps ? Pourquoi prendre le risque ?
    Si qqn à la réponse, ça serait cool.

    1. Chère Eva,
      merci pour ton commentaire,
      il y a pas mal d’incohérences et de questions à propos de ce film.
      Je travaille (depuis qq mois) en prison, c’est entre autres ce qui m’a poussée à voir ce film et m’a donné l’envie d’en faire la critique.
      pour ce qui est de l’argent, je me suis posé la même question, et me suis dit qu’ils ont en général droit d’avoir leur argent, (ou du moins ne se le feront pas confisquer) mais pas forcément de faire circuler de la drogue. mais bon, pas très convaincant, je reconnais…
      j’ai pas tout compris moi-même sur les différentes transactions qui donnait quoi à qui et sous quelle forme exactement, je crois que Rachid ne cache la drogue que à la fin, quand il renonce à la livrer (après la visite -et la morale- de sa mère), mais bon, je ne suis pas certaine.

      perso, j’ai été bien plus choquée par les cellules ouvertes toute la journée, faisant de chacun des détenus des proies les unes pour les autres alors que le quartier de haute sécurité dont il est question est réputé pour sa violence (dixit le début du film, le moment de l’incarcération)
      En principe les cellules sont fermées, qq soit le nombre de détenus qu’elles contiennent, et ne s’ouvre qu’à l’occasion des promenades ou d’activité diverses (comme l’atelier philo que j’anime en prison, mais là bas, il n’y avait pas l’air d’y en avoir un! )

      je trouvais aussi que les couloirs étaient très accessibles, ils sont généralement entrecoupées de portes à ouverture commandées par des surveillants assis à des « kiosques » qui donnent sur plusieurs couloirs…

      Bref, la configuration et les conditions de détention, me semblaient assez contradictoires avec le public ultra violent de la prison concernée…

      le film n’en reste pas moins passionnant de par les problématiques qu’il développe. je suis toujours tentée de regarder ces situations comme les nôtres, mais à une échelle différente… déformation platonicienne qui dit que le monde sensible, celui dans lequel nous vivons, ne serait qu’un grotte où nous sommes tous prisonniers des apparences et de nos préjugés…

      A méditer !

      1. Merci beaucoup pour la réponse. J’avais moi même pas fait attention aux autres incohérences.
        Le film en lui-même reste bien sur très interessant, et passionnant ainsi que le jeu des acteurs.

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