Alors voilà, ça y est, Breaking Bad s’est terminé la semaine dernière sur AMC avec un ultime épisode franchement réussi, véritable condensé des qualités de la série (écriture au cordeau, jeu d’acteurs haut-de-gamme), et on peut d’ores et déjà sans hésiter classer le show parmi les meilleurs produits par la télévision américaine, aux côtés des plus grandes réussites HBO – auxquelles la création de Vince Gilligan ressemble pourtant si peu. La où The Wire trouvait sa force dans une redistribution intelligente des foisonnantes cartes du réel, sous un regard sobre et objectif, Breaking Bad convainc par une approche plus ludique, mais pas moins forte, de la notion de récit.
Pourtant, tout n’était pas gagné lorsqu’en 2008 débarquait Walter White, prof de chimie pas vraiment sexy, dans des épisodes aux images pisseuses du plus mauvais goût. La noirceur de l’univers de Vince Gilligan, renforcée par quelques procédés douteux (les flash-forwards trompeurs placés en début d’épisode lors de la première saison), pouvait sembler facile, factice, too much. Mais au fil des épisodes, la série parvenait à créer un ton unique, mélange d’ironie (Walter, non fumeur, était touché par un cancer au poumon) et de grande rigueur narrative. Quant à la réalisation, elle trouvait son originalité dans une forme très aboutie de contraste perpétuel : choc des échelles de plan, brusques changements de rythmes. Surtout, elle obtenait un effet de cohérence par son obstination admirable à utiliser des images surfaites (plans de paysage à la temporalité accélérée) voire laides (le plan subjectif-accessoire, devenu un emblème stylistique de la série).
Cohérence est finalement le mot juste pour qualifier l’impressionnant travail d’écriture de Vince Gilligan et de son équipe. A l’inverse d’une série comme Lost, qui très rapidement semblait naviguer à vue, ajoutant constamment de nouveaux paramètres et de nouvelles sous-intrigues dans le seul but de faire oublier au spectateur que l’intrigue principale n’a pas été résolue (aboutissant à un embrouillamini narratif auquel même le showrunner semblait ne pas comprendre grand-chose), les scénarii de Breaking Bad évoluaient selon une logique à la fois très simple et très stricte, dérivée du principe physique de causalité. Ce qui, étant donné l’occupation originelle de Walter White, est bien naturel et renforce encore la cohérence parfaite du projet. Chaque intrigue créée par les scénaristes se résolvait de la seule manière possible étant donné la caractérisation des personnages, donnant ainsi naissance à une nouvelle situation, c’est à dire à une nouvelle intrigue. Et tant que l’intrigue A n’était pas résolue, elle pouvait à tout moment ressurgir dans l’intrigue B, de manière inattendue mais éminemment logique. Certes, la série avait parfois, au fil du temps, frôlé les excès, notamment dans la saison 4. Certes, les choix de musique additionnelle n’ont pas toujours été très heureux. Mais cette cinquième et ultime saison était parvenue brillamment à mettre les points sur les I, en se montrant à la hauteur de l’enjeu dans toutes les scènes cruciales (l’adieu de Walt à Skyler). Lorsqu’un showrunner connaît ses personnages sur le bout des doigts, cela fait toute la différence.
Cette cohérence se retrouve dans chaque aspect de la série, et donc également dans le jeu des acteurs. Soulignera-t-on assez à quel point la performance de Bryan Cranston équivaut sans problème celle, tant vantée, du regretté James Gandolfini dans The Sopranos ? Comme lui, Cranston a su créer un monstre fascinant, dont même les pires bassesses n’empêchent pas le spectateur d’admirer son intelligence, de compatir à sa douleur, voire simplement de s’identifier. Car Walter White est resté un être humain, toujours complexe, parfois faillible, dont la moindre des contradictions n’est pas de s’être menti à lui-même, autant qu’aux autres, durant deux années de son existence. Et c’est ce que vient rappeler ce dernier épisode, en replaçant les aventures sanglantes et rocambolesques d’Heisenberg, le fameux trafiquant de drogue d’Albuquerque, dans le contexte d’une revanche sociale et personnelle : évincé dans sa jeunesse par ses partenaires de la société scientifique Grey Matter, Walter White s’est transformé sous nos yeux en une sorte d’antithèse de lui-même – ou de ce qu’il aurait dû devenir. Mais cette transformation, pour lui comme pour nous, était en tous points jouissive. Et enfin, il en prend conscience : « All I did, I did it for me. »
Enfin la cohérence du show s’accompagne d’une intacte et constante capacité à surprendre : si le début de la saison avait plutôt laissé penser à une chute soudaine et brutale du caïd, un implacable retour du destin, c’est finalement l’inverse qui se produit (mais n’est-ce pas toujours le cas avec notre héros? Comme le disait Jesse à Hank dans l’épisode 12 : « You and me are just guys. Mr White, he is the Devil. Whatever you think is supposed to happen, the exact opposite of that will happen. ») ; Walter White aura in extremis repris le contrôle, y compris de sa propre fin. Ce qui est aussi, pour Gilligan, une manière judicieuse de ne pas jouer la carte trop facile de la morale, en ne condamnant pas son personnage, mais en restant au contraire à ses côtés, jusqu’au bout. De cette intransigeance, nous lui serons éternellement reconnaissants, tant il est vrai que l’amateur de série aime chérir ses monstres. Celui imaginé par Vince Gilligan, nous ne sommes pas prêts de l’oublier.
Breaking Bad, saison 5. Série créée par Vince Gilligan, avec Bryan Cranston, Anna Gunn, Aaron Paul. 16X55 min. L’épisode final a été diffusé le 29 septembre sur AMC.
allé, histoire d’apporter un petit bémol à enthousiasme général, je trouve qu’il y a eu une saison de trop et une légère surenchère dans le scénario. Il était temps que cela se termine….et la fin est un petit bijou 🙂
Je dirais même plus : très bel article !
L’étirement du temps est ce qui m’a le plus marqué stylistiquement dans Breaking Bad. Vince Gilligan est le Sergio Leone de la série !
D’un point de vue du fond, je retiendrai cette orfèvrerie narrative autour du mensonge aux autres et à soi-même. Pour moi, le plus beau moment de ce dernier épisode est sa prise de conscience devant Skyler : il a fait tout cela pour lui, pour se sentir grand et vivant.
Je peux le dire, maintenant que j’ai terminé et que j’ai enfin pu me ruer sur cet article, MERCI BENJ, MERCI.
Mais, avec plaisir!
@ Jack: vous avez raison, je m’incline.
@ Gaël: c’est vrai que ce code couleur pouvait sembler un handicap, et qu’il a été transformé en avantage par les réalisateurs (dont Bryan Cranston lui-même) et réalisatrices (Michelle MacLaren a réalisé nombre des meilleurs épisodes) de la série.
@ Fréderic: merci pour ton commentaire, et pour le lien. Quant à The Wire, c’est un vaste débat, mais je ne pense pas que la religion y soit déplacée (on parle d’une réalité sociale dans laquelle elle est très présente), ni moralisatrice.
http://www.youtube.com/watch?v=ATDbz0v_g3c
Franchement, le dernier épisode s’en tire bien: alors que la sentence finale semblait devoir être donné par Jesse sous la bénédiction de la femme de WW, les auteurs ont miraculeusement évité la fin moraliste à l’américaine, le moment incontournable où le déviant doit expier ses pécher devant sa « communauté ». Même imparfait, Breaking Bad tient la dragée haute a The Wire car n’a pas ces horribles relents religieux immanquables à toutes les productions américaines récentes.
Merci pour ton article très juste
Ce qui est aussi très fort c’est d’assumer un code couleur stricte (vert jaune rouge blanc) durant 5 ans ans, tout en l’inscrivant dans une situation très réaliste.
Bonjour Jack (Attention, SPOILER également):
1) Les balles perdues ça va très vite, surtout avec l’engin et la méthode utilisée
2) Probablement Walter lui-même. Quoi qu’il en soit, vu le raffut, il n’est pas du tout improbable de les voir débarquer…
3) Ce n’est pas tellement la ricine qui me posait problème dans la saison 4, mais oui, je l’ai dis et je le redis, la série a plusieurs fois frôlé l’invraisemblance; Mais Breaking Bad ne joue pas la carte du réaliste. Et l’invraisemblable n’empêche pas la cohérence (de l’univers, mais surtout de la caractérisation des personnages: de ce point de vue, c’est un sans faute).
« Quoi qu’il en soit, vu le raffut, il n’est pas du tout improbable de les voir débarquer… », heu…Uncle Jack s’est un peu installé en plein milieu du désert…
Bref, je pense que BB n’a pas fait que « frôler » l’invraisemblance, bien que je te rejoigne sur bien des points de ton (très bon) article. L’idée géniale de Gilligan est d’avoir fait de Walter une sorte d’élément chimique à part entière, et qui provoque de grave conséquences comme le ferait un atome d’uranium à l’air libre. WW: un nouveau symbole à entrer sur tous les tableaux périodiques des éléments chimiques.
« Cohérence est finalement le mot juste pour qualifier l’impressionnant travail d’écriture de Vince Gilligan et de son équipe. » Super, j’en profite (ATTENTION SPOIL ALERT): 1) comment Walter est blessé (mortellement) vu qu’il est au sol sous l’axe des tirs 2) D’où sortent les flics? Qui les a prévenu? 3) On reparle du coup de la clope-ricine de la saison 4, du grand n’importe quoi?
Une M60 est une arme de tir de suppression. En défense comme en attaque, le but est fixer l’ennemi par un feu nourri même imprécis. Il va de soit que l’affut concocté par WW ainsi que sa base (une vielle américaine aux suspensions ultra molles) n’améliore pas les chose. Je ne crie donc pas au loup de voire WW blessé.
La M60 est devenu une icône du cinéma depuis Apocalypse Now et surtout depuis First Blood (Rambo1). Elle est l’arme de la rage vengeresse. Son pouvoir destructeur très ciné-génique en a fait un mythe. Sa convocation dans Breaking Bad est évidemment un hommage cinématographique.