Haut lieu de l’adolescence, le lycée est aussi celui de la violence.
« Le lycée, c’est bien connu, est une institution punitive sadique et perverse, organisée par des adultes pleins de ressentiment sous prétexte qu’ils ne peuvent plus mener la vie de glandouillage irresponsable à laquelle s’adonnent joyeusement les adolescents vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept », écrit Michael Moore dans son livre Mike contre-attaque !. Édité une première fois en France aux éditions La Découverte, à l’occasion de la sortie du documentaire Bowling For Columbine, il est publié en version poche (10/18) au moment même où un autre film s’inspire du massacre de Columbine. Elephant, cependant, se veut une pure fiction, s’interrogeant sur l’origine de la violence juvénile, plus que sur ce qui, précisément, a poussé deux adolescents à massacrer profs et élèves dans le lycée de Columbine. La démarche de Gus Van Sant se démarque de celle de Michael Moore : l’auteur se refuse aux dialogues didactiques et aux réponses toutes faites, il laisse l’image dévoiler, progressivement, ce qui a conduit les adolescents au crime. Si le film produit un tel impact, c’est moins par le biais d’une forme d’idéal poétique, qui tendrait à rendre l’œuvre universelle, que par l’esthétique mondialisée du réel dont il rend compte. De là, l’utilisation d’un même moment par différents adolescents : ce qui est vécu à Portland peut très bien l’être en d’autres points du globe.
il faut, dès la maternelle, former des ressources humaines pour les besoins de l’industrie
Autre pays, même situation. En 2000, Kinji Fukasaku réalisait un film se déroulant dans l’enceinte d’un lycée, Battle Royale. S’il s’agissait là, plus distinctement encore, d’une œuvre de fiction, l’oeuvre pointait les mêmes lacunes du système scolaire. En premier lieu, l’architecture des bâtiments. Filmés de façon différente, ils se rejoignent néanmoins dans leur aspect épuré. Et si l’école de Battle Royale se voyait transformée en camp militaire où, pour paraphraser Raoul Vaneigem, « la configuration du bâtiment obéi(ssai)t à la loi de l’angle droit et de la structure rectiligne », celui d’Elephant n’est, lui, pas si différent d’un centre commercial. L’ex-situationniste écrivait en 1995, dans son ouvrage Avertissement aux écoliers et lycéens : « ainsi, l’architecture s’employait-elle à surveiller les écarts de conduite par la rectitude d’une austérité spartiate ». On peut tout aussi bien appliquer le discours de Vaneigem au ˵centre commercial˶ de Gus Van Sant, puisqu’ « en 1991 la Commission européenne publiait un mémorandum sur l’enseignement supérieur. Elle y recommandait aux universités de se comporter comme des entreprises soumises aux lois du marché. Le même document exprimait le vœu que les étudiants fussent traités comme des clients, incités non à apprendre mais à consommer ». Certes, il s’agissait ici d’étudiants, mais « en septembre 1993, la même commission [récidivait] avec un livre vert sur la dimension européenne de l’éducation. Elle y précisait qu’il faut, dès la maternelle, former des ressources humaines pour les besoins de l’industrie ».
On peut rétorquer qu’il est ici question d’une situation européenne, difficilement transposable aux États-Unis, et qu’user d’un raisonnement post-situationniste pour évoquer un film de Gus Van Sant peut sembler également plus ou moins douteux. Michael Moore, dans son article sur le système scolaire américain, confirme pourtant le glissement de celui-ci : délaissant sa fonction éducative, le lycée tend à se diriger vers un but commercial. Il ne s’agit pas de voir en l’un des agent de la société du spectacle un descendant direct de Guy Debord ; cependant, Van Sant ne nie nullement l’influence de Béla Tarr sur Elephant. À la question qu’en 1987 Libération avait posée à celui-ci (« Pourquoi filmez-vous ? »), Tarr avait répondu : « parce que je déteste les histoires, puisque les histoires font croire qu’il s’est passé quelque chose. Or il ne se passe rien : on fuit une situation pour en trouver une autre. De nos jours, il n’y a que des situations, toutes les histoires sont dépassées, elles sont devenues lieux communs, elles sont dissoutes en elles-mêmes. Il ne reste que le temps, la seule chose qui soit réelle, c’est probablement le temps ». Sans le savoir, Van Sant a repris à son propre compte le raisonnement d’un cinéaste qui avait, lui, digéré les réflexions situationnistes.
le cinéaste anarchiste espérait – et appelait à – un soulèvement
Jean Vigo, comme aujourd’hui Fukasaku et Van Sant, s’interrogeait, dans Zéro de conduite, sur la façon de filmer l’établissement scolaire. L’architecture de l’internat y semblait, elle aussi, s’apparenter aux prisons. Aux habituelles enceintes, faisant de la cour un lieu de promenade pour bagnards, venaient s’ajouter les murs des salles de classe, éclairées faiblement par des fenêtres bien trop hautes pour offrir un espace d’évasion aux lycéens. Zéro de conduite, interdit à l’époque, soulevait une autre question relative à la gestion de l’humain par le système : la propension de celui-ci à le vider, justement, de son humanité. Ce film de 1933 nous conduisait pourtant à être optimistes. Malgré l’uniformité imposée de la blouse, et la forme rectangulaire des rassemblements d’élèves, le cinéaste anarchiste espérait – et appelait à – un soulèvement. La Grande Histoire en déciderait autrement.
Si Patrik Ourednik nous rappelle, dans Europeana, Une brève histoire du XXe siècle, que les écuries ayant servi aux soldats durant la 1ère guerre mondiale furent transformés en écoles – puisque que leur architectures s’y prêtaient -, les principes concentrationnaires et destructeurs qui eurent cours durant la 2nde guerre mondiale inspirent les cinéastes contemporains. Pas de soulèvement dans Elephant et Battle Royale, qui ne proposent que des massacres transformant les lycées, ni en centre commerciaux, ni en prisons, mais en camps d’extermination. Van Sant établit ainsi, à l’occasion d’une séquence presque anodine, un lien très littéral entre la violence nazi et celle utilisée par les deux lycéens. Bien au chaud, devant un programme télévisé consacré à la 2nde Guerre Mondiale, les adolescents commentent joyeusement la fougue d’Adolf Hitler, cependant qu’au second plan se profile un camion, venu livrer l’une des armes commandées par eux. Quant à Battle Royale, il faut le voir comme un ensemble de métaphores illustrant les nombreux coups bas et hypocrisies que subissent, puis se font subir mutuellement, les adolescents. L’assimilation du lycée à un camp de concentration est clairement assumée par Kinji Fukasaku, et conduit à assimiler les professeurs à des criminels de guerre.
Ces massacres trouvent également leur origine dans la transformation de l’adolescent en produit. Situé au Japon, Battle Royale ne pouvait éviter le cliché de l’uniforme des lycéens de l’archipel, costume marin valant autant comme critique de l’uniformisation (et, par extension, de la tentation fasciste) que comme illustration d’un fantasme transformant une lycéenne en un logo-érotique de lolita. Deux options également présentes dans le film de Gus Van Sant : le système scolaire public états-unien n’accepte pas l’uniforme, mais le système capitaliste lui a substitué l’uniformisation des marques, lesquelles se démarquent par des logos. Van Sant ne cède pas au placement de produit typique de la politique économique hollywoodienne : on ne verra donc pas de Puma à l’image, mais un tigre ou un taureau, des multitudes de logos que les lycéens arborent sur leurs vêtements. Quant à John (l’un des personnages principaux, interprété par John Robinson), sa beauté standardisée trône sur l’affiche, ainsi associée au film, comme le ferait un logo avec une marque. Le jeune homme est par ailleurs la projection du fantasme du réalisateur, jouant le rôle de logo-érotique en tous points semblable à celui de la lolita, mais pour un public essentiellement féminin.
La déshumanisation du système scolaire est la première étape
Que ce soit dans Zéro de conduite, Elephant ou Battle Royale, les adolescents sont donc mis en scène soit comme une masse uniforme, soit en tant que logos, mais presque jamais dans leur individualité d’êtres humains. Lorsqu’ils le sont, c’est, dans Elephant, par le biais d’une idée de mise en scène empruntée au moyen métrage homonyme d’Alan Clarke : filmés de dos, les visages des adolescents demeurent le plus souvent hors du champ de vision du spectateur. Ainsi le cinéaste amplifie-t-il le sentiment d’inhumanité de ses personnages. La déshumanisation du système scolaire est la première étape d’une société qui remplace les morts-vivants des années 70, brocardée dans les films de George Romero, par des fantômes. Les morts-vivants avaient encore un corps ; les fantômes, eux, l’ont perdu. En cela, le film de Gus Van Sant se rapproche de l’état d’esprit des jeunes qu’il filme : on entend les déplacements des personnages au moment de la tuerie, mais avant cela, on n’aura eu affaire qu’à des corps flottants.
Dans ce monde adolescent, cet Adoland, il reste un acteur de taille, bien que peu visible : l’adulte. Celui-ci est indifféremment dépeint comme immature, incapable d’élever ses propres enfants, ou comme autoritaire, voire despotique. En règle générale, dans Elephant et Battle Royale notamment, il est avant tout absent, ou du moins en retrait. Dans l’environnement que dépeignent les réalisateurs, l’absence de référent positif conduit les adolescents à ne plus croire en un avenir, si ce n’est meilleur, du moins vivable. La première séquence violente de Battle Royale nous montre le père du ˵héros˶, puisque incapable de trouver un emploi. L’ouverture d’Elephant est tout aussi significative : un père, imbibé d’alcool, s’avère incapable de conduire son fils à l’école. N’est-ce pas là la première des violences, la plus terrible, que celle de voir ses propres parents démissionner, non pas de leur rôle d’éducateur, ainsi qu’il est souvent dit, mais plus simplement face à la vie ? Si celle-ci est insupportable, l’idée d’en finir et d’en ˵soulager˶ les autres est forcément concevable, bien qu’humainement inacceptable. Dans le cadre du système scolaire, l’un des premiers instruments dont use le système néolibéral pour broyer l’humanité des futures ressources des entreprises, le constat n’est que plus flagrant : celles et ceux qui sortiront vivants du lycée rejoindront l’armée des ombres qui compose notre monde (en cela, Battle Royale est l’illustration absolue de l’expérience du système scolaire).
Film d’un autre siècle, Zéro de conduite pointait l’insupportable autorité des adultes en milieu scolaire, laquelle poussait les écoliers à la rébellion. Mais si la violence juvénile était finalement créatrice de changement positif, c’était aussi grâce à un nouveau professeur, donnant du monde des adultes une vision nettement plus séduisante : celle de l’art (le dessin – animé –), de la passion d’un travail choisi. De toute évidence, cet espoir est mis à mal au XXIe siècle. Situation ainsi résumée par Adorno : « À l’hystérique qui voulait des miracles [le soixante-huitard] succède l’imbécile qui s’affaire avec rage et bout d’impatience [le yuppie des années 80] en attendant le triomphe du désastre [l’adolescent du XXIe siècle]. »
Texte publié initialement sur le site Sens Public, en novembre 2006.
Zéro de conduite, Jean Vigo, avec Louis de Gonzague, Raphaël Diligent, France, 41′ (1933) / Battle Royale, Kinji Fukasaku, avec Tatsuya Fujiwara, Aki Maeda, Japon, 1h53 (2001) / Elephant, Gus Van Sant, avec Alex Frost, John Robinson, États-Unis, 1h21 (2003).