Le Cri, sans toi ni loi

La version restaurée de ce rare film d’Antonioni est l’occasion de (re)découvrir une œuvre à la poésie âpre et tragique, marquée par le néoréalisme et ouvrant grand les horizons de la modernité esthétique.

Un homme marche sur un chemin de campagne hivernal et brumeux. Derrière, le chemin se perdant à l’infini. Devant, il poursuit l’horizon au loin. Combien de chemin parcouru et combien lui reste-t-il à faire ?

Aldo, ouvrier, a quitté le village de Goriano où il avait un travail honorable et une maison. Alors qu’il n’espérait plus que d’épouser enfin Irma, la femme avec laquelle il vit depuis sept ans et qui est la mère de leur petite fille, elle le quitte pour un autre homme. Aldo tente de la retenir mais Irma a le dernier mot et la séparation, violente, a lieu sur la place du village sous le regard de tous les autres. Echec et humiliation. Aldo emmène sa fille et prend la route, abandonnant travail et maison.

D’emblée, une rupture, mais aussi un déracinement, un arrachement de l’être à ce qui constituait une partie de lui. A l’intérieur de la rupture du couple, une autre fêlure, celle de l’incompréhension, la vanité de toute explication. « Il n’y a rien à comprendre », ne cesse de répéter Irma. « Cela ne dépend pas de moi ». Les regards eux-mêmes se fuient, ou se poursuivent, mais jamais ne se rencontrent. Alors avec ce vide sans explication, Aldo se jette dans un autre vide tout aussi vertigineux, celui d’une vie aléatoire, rude, vagabonde, au gré du travail disponible.

Le Cri se rattache à l’inspiration néoréaliste qui marque les débuts du cinéaste. A ceci près que le rude paysage socio-économique dans lequel Aldo est balloté n’est plus le seul moteur dramaturgique principal. L’instabilité matérielle de la vie du personnage va de pair avec un malaise plus profond qui prend le dessus au gré de ses pérégrinations, jusqu’à renverser l’équilibre. Au mal-être de plus en plus inexpliqué d’Aldo, répond une volonté inconsciente de mener une vie toujours plus aléatoire. Comme si seule une vie instable pouvait répondre à la déchéance de ses propres désirs. Le paysage néoréaliste dans lequel le film prend racine devient peu à peu motif poétique et assujetti à l’autre histoire tracée par le film, le vide intérieur d’un être qui tente de comprendre.

Les opportunités de travail sont l’occasion de rencontre avec l’autre. Cet autre, c’est une femme. Chaque fois, le regard semble guetter l’effusion passionnelle, comme par réflexe. Mais le désir reste incertain, fuyant, malade. Est-ce Irma, qu’il ne parvient pas à oublier ? Mais la trahison de la femme aimée ne semble pas être le motif principal du destin de cet homme jeté sur la route. Là encore, le motif psychologique est légèrement esquissé. Aldo poursuit ce désir qui fuit, comme le film traque son personnage, en suivant ses traces, en scrutant son regard, de plus en plus opaque, comme cette brume qui entoure le paysage hivernal.

Des trois femmes qu’il rencontre, les corps de chacune s’éloignent de plus en plus. D’abord dans un jeu de séduction avec la première, les corps ne cessent de se fuir avec la deuxième, pour ne jamais se toucher avec la troisième, qui ne cessera de s’éloigner.

Et si le personnage principal était la disparition ? Aldo court après cette disparition. Il est l’homme qui marche, mais pour aller où ? Les paysages qu’il traverse donnent l’impression d’être de plus en plus vastes. Vastes car pas assez grands pour contenir le vide grandissant du personnage ? Ou vaste car ce paysage est en réalité fermé ? Ne serait-il qu’une aire de jeu pour flirts de pacotilles ? Aldo part, s’éloigne, tente même d’aller encore plus loin, au Venezuela. Mais il ne part que pour mieux revenir. Qu’est-il besoin de parcourir tant de distances si en réalité il s’est séparé de lui-même, avant même de quitter son village ? Cet espace  n’est pas assez grand pour contenir ce cri intérieur qui finit par éclater, mais au travers d’un autre corps, car celui d’Aldo lui-même était trop petit pour le contenir. Et sans doute ce paysage n’est-il que l’écho assourdissant et silencieux de ce cri permanent qu’il ne parvenait plus à entendre.

Avant les plongées proprement métaphysiques, presque abstraites que seront les films suivants, la nature double du Cri lui donne sa matière, son grain, sa vibration. Beauté singulière et fébrile qui naît de la confrontation des deux forces. Comme si le film, enraciné dans son tragique néoréaliste, tendait en même temps les bras vers le vaste ciel pour tenter d’embrasser l’inconnu et son lot de questions irréductibles.

Le Cri, Michelangelo Antonioni, avec Steve Cochran, Alida Valli, Betsy Blair, Italie, 1h56.

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